Le thème de cet enseignement m’est venu à la lecture d’une phrase de Rilke : « Porter jusqu’au terme puis enfanter, tout est là » (Lettres à un jeune poète)
Cette remarque me semble une très belle description du travail de la méditation et même du sens de l’existence.
Que les messieurs se rassurent, la maternité dont nous allons parler concerne tout aussi bien les hommes que les femmes. La maternité de notre être désigne en effet cette capacité d’accueillir quelque chose pour le laisser mûrir, croître et venir au monde.
Or la première chose que nous faisons dans la pratique de la méditation, bien qu’il ne s’agisse plus à proprement parler d’un faire, est de laisser être, c’est-à-dire d’abriter en soi un possible pour qu’il puisse croître.
Essayons de détailler le mouvement.
Laisser venir
La première étape de la maternité est celle de l’accueil. Nous commençons par entrer en rapport à un possible, à lui donner de la place. Nous ne savons pas même forcément encore ce que c’est.
Cela va à l’encontre de l’idée habituelle selon laquelle pour faire quoi ce soit, je devrais réaliser un projet et tout organiser en fonction de lui.
Ici, je commence par écouter ce qui se dit, je laisse être la chose, je la préserve en son précieux secret.
La pratique nous apprend à faire confiance en ce moment préalable.
Je rencontre quelqu’un, avant de dire quoi que ce soit, je lui tends à la main. Je laisse un moment de silence et de présence.
Laisser éclore la possibilité
Après avoir rencontré l’inexprimable, il faut savoir attendre.
C’est en effet dans l’abritement du silence et de l’attente propre à la pleine présence — que se donne la possibilité que des fruits mûrissent.
Ce qui est très beau est qu’il s’agit d’un processus naturel. Vous ne pouvez pas brusquer la chose.
La deuxième leçon de la méditation est donc que nous ne pouvons pas, comme on dit, aller plus vite que la musique. Le temps du mûrissement ne peut être décidé. La chose grandit et se développe d’elle-même. Il faut donc avoir recours à l’art subtil de la patience, d’une patience toute méditative.
Donner des fruits
Cette disposition nous permet de récolter les fruits. C’est au fond la grande énigme de ce chemin. Des fruits poussent — et ils sont à la fois extérieurs à nous et dans le même temps intimement nous. Ce que vous faites de votre vie est aussi votre propre esprit. C’est vraiment simple, lorsque vous préparez un gâteau et qu’il est tout brûlé, vous voyez quelque chose de votre rapport au monde et à votre esprit. Le gâteau vous montre que vous n’avez pas assez porté attention ou pris soin.
Le monde répond à votre présence et vous permet de mieux la cultiver.
Formidable leçon : la méditation nous permet d’œuvrer dans le monde, sans être obsédé par les résultats, mais en étant soucieux des fruits. C’est une distinction très précieuse. Je crois du reste que notre obsession de la performance est en réalité par principe ruineuse — une contradiction dans les termes – car elle va à l’encontre du mouvement naturel de ce qui octroie la véritable réussite.
Si vous voulez réussir, apprenez à être attentif et présent à ce qui est là, moment après moment, plutôt que d’être obsédé par le résultat à produire.
L’ampleur du don
Ce que j’ai dit pourrait se résumer au fait de savoir donner.
Car au fond, la fécondité de tout être réside dans sa capacité à donner pour de bon.
Notre monde contemporain repose sur la croyance selon laquelle c’est au fond impossible. Nombre d’experts et de scientifiques expliquent que le don est une illusion. Chacun a entendu parler de la théorie des échanges dans les sociétés dites primitives où au don répond le contredon. A partir de là, nous est expliqué que donner se réduit au fait d’attendre quelque chose en retour.
Mais la méditation montre le contraire.
En restant assis immobile, nous faisons confiance à la terre qui nous porte, puis nous nous abandonnons au souffle mouvant qui nous ancre dans la présence, nous confiant même à l’expir et, par lui, nous nous dissolvons dans l’espace.
Nous nous abandonnons et nous devenons ainsi plus vivant.
Surmonter le sentiment de pauvreté
Pourquoi est-ce essentiel d’apprendre, par la pratique de la méditation, à s’abandonner ?
Parce que ce qui nous empêche de pouvoir donner, de pouvoir donner naissance à des fruits, de les laisser se manifester, est le refus ou la peur de s’ouvrir. Nous croyons que nous n’avons pas la capacité de donner, que nous sommes trop démunis pour cela — autrement dit nous sommes prisonniers d’un douloureux sentiment de pauvreté.
Le terme n’est pas ici entendu au sens de la noble pauvreté chère à Saint François d’Assise ou à Rilke qui l’évoque dans son Livre de la pauvreté et de la mort, mais d’une manière strictement négative. Parler de sentiment de misère serait probablement plus juste, car on se sent si misérable, si démuni qu’on se pense incapable de donner quoi que ce soit.
Nous nous croyons enfermés à jamais, condamnés par notre histoire, enfermés dans notre égoïsme — sans parfois même nous en rendre compte. Notre société qui met tellement l’accent sur la performance et l’efficacité renforce ce sentiment.
Le maître Zen qui me touche le plus profondément, Shunryu Suzuki, disait: « Donner est un non-attachement. Simplement ne s’attacher à rien est donner. »
Voilà qui est très beau et tout simple.
Le don vient du fait de ne pas chercher à s’attacher.
Or quand on médite, on délaisse l’attachement. On laisse être la vie éclore en soi sans plus avoir besoin de chercher à la contrôler.
Et, dès qu’on cesse de contrôler, on donne, ou plus exactement quelque chose en nous donne et se donne. Voilà la maternité de l’être !
Sans rien attendre en retour
Il faut maintenant affronter un obstacle réel à cette vaste vision.
Comment faire si le don pur n’est pas reconnu, qu’il est refusé et même souillé ?
N’est-ce pas une expérience commune !
On fait de grands efforts. On donne vraiment ce qui importe et cela n’est pas reconnu.
Et bien cela ne fait rien ! Le don doit s’offrir sans attendre aucune reconnaissance. Il nous faudrait même aller jusqu’à dire qu’ainsi est faite la vie humaine dans sa beauté et sa douleur, que notre don ne soit jamais reconnu.
Qu’il le soit tient plutôt de l’ordre du miracle que de l’ordinaire. C’est pourquoi du reste il s’agit d’un vrai don — vous donnez en sachant d’avance que vous donnez sans rien attendre en retour. Votre geste est entièrement gratuit et libre. Vous donnez non par pauvreté, en attendant d’être enrichi en retour par des compliments ou quoi que ce soit d’autre, mais parce que vous êtes déjà riche.
Il faut, pour ce faire, trouver une force en soi qui ne vous appauvrit pas lorsque vous donnez mais répond d’un profond mouvement de gratitude.
Alors ce que vous faites vous rend plus riche encore.
C’est souvent ceux qui ont beaucoup qui sont les plus pauvres — ils ne peuvent rien donner pour de bon.
La vraie richesse ne consiste pas à posséder quelque chose mais à pouvoir donner… à pouvoir s’ouvrir, à pouvoir aimer…
C’est pourquoi l’image de la maternité est si parlante. Une mère donne vie à son enfant, mais bien qu’issu de sa propre chair, dès sa naissance il ne lui appartient plus. En sortant de son corps l’enfant possède déjà sa vie propre, il devient un invité auquel il faut dire bonjour et duquel il faut prendre soin.
Or cette expérience ne l’appauvrit pas, mais au contraire participe de sa richesse.
Donner nous rend riches !
Avoir peur de donner, vouloir tout contrôler, garder par devers soi, est le signe d’un profond sentiment de pauvreté. Notre société est malheureusement toute entière hantée et rongée par ce sentiment. Elle ne connaît pas la satisfaction.
Elle veut toujours davantage.
C’est confondant d’évidence : en s’ouvrant, on apprend à être riche, à donner des fruits…
Gratitude
Au bout du compte, d’où vient la générosité, la fécondité, la maternité de notre être ?
Pourquoi pouvons-nous donner, pourquoi sommes-nous capables de méditer ?
Je crois que la raison véritable, même si elle est souvent inaperçue, est la reconnaissance d’un don que nous avons reçu.
Ce don premier est le fait d’être vivant. Etre humain est un don primordial.
Méditer, c’est peut-être tout simplement prendre le temps de dire merci au fait d’être vivant.
Et c’est ce merci qui nous rend au sens profond du terme riche, c’est-à-dire donne naissance à la maternité de notre être, à notre capacité à engendrer…
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation