La beauté n’est pas hors de notre portée
La beauté a souvent été considérée comme l’évocation d’un ailleurs le plus souvent divin. Ce phénomène est très marquant dans une grande part de l’art occidental : est beau non un être ordinaire, mais un être idéal comme celui que construisent par exemple les peintres de la Renaissance. Au lieu de peindre une femme en particulier, ils en composaient une à partir de plusieurs afin qu’elle présente une image de perfection indiscutable.
Or, la pratique de la méditation nous apprend à épouser l’ici bas dans son émouvante imperfection. Cette chenille. Cette pomme de pin. La forme d’un nuage dans le ciel. Cette fleur des champs comme cette rose blanche. Ce regard tout simple ou sublime.
En ce sens, la méditation rejoint l’engagement de certains philosophes — avec au premier chef Nietzsche — et de presque tous les poètes modernes. Dans une de ses lettres, Rilke tient les propos suivants : « Quelle tromperie de détourner l’homme des images du ravissement terrestre, pour les vendre au ciel dans notre dos. »
Et si la tâche la plus urgente consistait en effet à retrouver un rapport profond à l’ici-même et à quitter le rêve d’un idéal inaccessible ? Il faut revenir sur cette terre. Il faut apprendre à l’aimer.
Je crois que là est sans doute le premier cadeau que nous fait la pratique de la méditation : elle nous ramène au plus près.
Cet étrange invisible dont témoigne le visible
La phrase de Rilke est cependant subtile. Car si le poète, nous invite à faire l’expérience de l’ici-même que la grande tradition occidentale a oubliée et dénigrée, il ne le fait pas en niant l’invisible qui est tissé à même le réel. Il ne nous engage pas dans ce matérialisme convenu dans lequel nous sommes aujourd’hui si souvent enfermés.
Si Rilke refuse d’enfermer l’invisible dans un ailleurs il ne réduit pas le visible à ce que nous pouvons voir et saisir.
Le visible et l’invisible sont inséparables. Impossible de vraiment voir l’un sans l’autre.
Dans la méditation nous apprenons à être suffisamment disponible pour reconnaître pleinement cette unité qui fait la beauté d’une chose, d’un arbre ou d’un animal et de notre propre existence. Cette beauté est vaste. Immense. L’oiseau n’a pas besoin d’être le symbole de la liberté ou de l’absolu, pour que nous nous réjouissions de sa présence. Il est le symbole de lui-même. Comme le disait Saint-John Perse, pensant aux peintures de Georges Braque : « Dans sa double allégeance, aérienne et terrestre, l’oiseau nous était ainsi présenté pour ce qu’il est : un satellite infime de notre orbite planétaire ». Là est le second cadeau de la méditation : nous faire découvrir cet invisible qui donne au visible sa consistance et son visage.
La gravité de la beauté
Une telle épreuve du monde, de sa beauté, n’est cependant pas sans gravité. Voilà qui est surprenant. Et ce d’autant plus que pour nous, aujourd’hui, la beauté est confondue avec l’expérience du plaisir. Pour nous, est beau ce qui procure une sensation agréable. Voyant une fleur, nous disons d’elle qu’elle est jolie. D'une œuvre d’art, qu'elle nous a donné du plaisir. Comme tout cela est pauvre et mesquin !
En réalité, comme Rilke l’a écrit dans un de ses plus célèbres vers : « Car le beau n'est que ce degré du terrible qu'encore nous supportons ».
La beauté nous confronte à une plénitude qui est refusée à l’homme. Et en ce sens elle le provoque. Elle le questionne. Elle l’interroge. Dans les Nouveaux Poèmes, Rilke évoquant une sculpture d’Apollon explique ainsi qu’elle lui dit : « il faut changer ta vie ».
Nous ne sommes pas installés une fois pour toutes quelque part.
Voilà ce que nous disent les roses. Voilà le sens même de toute beauté : elle nous interroge de manière décisive et, par là, elle nous renvoie à notre limite et à notre finitude.
Et je crois que là est le troisième cadeau que devrait nous faire la pratique : nous apprendre à entrer dans l’épreuve de la splendeur et de la limite, de la présence et de l’exil que la beauté nous montre.
Nous n’habiterons jamais une pleine présence. Toujours elle s’efface et s’ombre.
Transformer l’intégralité du monde en splendeur
Il nous faut apprendre à ne pas refuser cette expérience. Nous ne pouvons pas choisir un morceau de réalité qui nous convient et refuser ce qui nous déplait. Rilke le dit ainsi : « Ne pas tenir l’art pour un choix opéré dans le monde, mais pour la transformation intégrale de celui-ci en splendeur ».
Or en voulant la beauté sans la gravité, nous n’avons que le kitch, le divertissement médiocre d’un bonheur vain, grossier, de pure consommation. C’est une immense tristesse que l’être humain confonde sans cesse l’art authentique et l’imagerie facile, la poésie et la sentimentalité, la méditation et un vain outil de bien-être.
Ce qui souffre, nous devons l’apaiser. En nous et dans le monde. Ce qui est blessé, nous devons le soigner.
Si on me demandait pourquoi je pratique la méditation, plutôt que de répondre ce à quoi l’on s’attendrait habituellement, « je médite pour devenir moins stressé ou plus heureux », je pourrais dire, fidèle ici à la leçon de Rilke, que je pratique la méditation pour apprendre à transformer l’intégralité du monde en splendeur.
Pour cette nouvelle année, voilà aussi le vœu que je formule pour chacun de vous : que la méditation puisse vous permettre d’être de plain pied avec la beauté fragile et souveraine du monde et puisse cette beauté vous inviter à transformer le monde tout entier en splendeur.
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation