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27 approches pour tout bonnement exister

Blog de : fabrice

En Octobre, paraîtra aux éditions du Cerf, le Dictionnaire Martin Heidegger, Vocabulaire polyphonique de sa pensée.  C’est un livre que j’ai depuis plus de vingt ans espéré. Aussi suis-je particulièrement heureux de le voir exister, là, désormais à portée de main.
J’ai pensé important de vous dire pourquoi j’ai tant attendu ce Dictionnaire et pourquoi sa publication est un événement.

Adolescent, je me souviens de ma découverte de l’œuvre de Martin Heidegger. J’y ai vu une parole qui s’adressait enfin à mon époque et qui, comme aucune autre, entrait de plain-pied avec les difficultés que je traversais et les questions que je me posais.
De façon vraiment frappante, avant même que je puisse comprendre entièrement la profondeur de sa pensée, elle me répondait à même son écriture, dans son mouvement qui libère le lecteur, le faisant entrer en un rapport plus ouvert à sa propre existence et à la réalité qui apparaissait tangiblement. Quand je me sentais malheureux, que tout me semblait vide et gris, il me suffisait de la lire pour retrouver de l’allant car elle m’ouvrait une place où je pouvais enfin, dans un même mouvement, me tenir et me poser. La lire, c’était comme lorsqu’on se trouve dans une pièce étouffante, pouvoir enfin ouvrir la fenêtre et sentir un air vif et frais qui nous permet de respirer.

Or cette possibilité de respiration, cet allant retrouvé, vient de la manière dont Heidegger nous fait entrer dans l’espace originaire de la pensée. Chaque fois que je lis Heidegger je fais l’épreuve que, comme le dit Aristote : « la pensée est le sommet de l’existence humaine ». Cette phrase qui pourrait sembler arbitraire et abstraite, il est alors possible d’en faire directement l’épreuve. Il existe une dimension de la pensée — à mille lieues de tout ce que l’on connait — qui rend pleinement et profondément heureux.
Mais parfois, certains termes nous arrêtent. Que veut dire « Etre », « Dasein », « factivité » ou encore « aître » qui un jour est apparu dans les traductions?
Le Dictionnaire qui éclaire ces termes, sera en ce sens un compagnon précieux pour toute personne qui veut lire un texte de Heidegger.

La deuxième raison, est qu’en assistant, comme je l’ai souvent raconté, en assistant en auditeur libre au cours de François Fédier en classe de Khâgne au Lycée Pasteur, j’ai réalisé que la pensée de Heidegger est d’abord un dialogue avec toute l’histoire de la philosophie — et que le lire, c’est la lire tout entière. Il me fallait désormais entrer dans la philosophie! La tâche est vertigineuse! Vertigineuse mais passionnante car avec Heidegger, désormais Anaximandre, Héraclite, Parménide, Aristote, Platon, Descartes, Leibniz, Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Nietzsche, Husserl et toute la philosophie s’éclairent comme jamais  — et ce au premier chef parce que Heidegger est un lecteur qui fait jaillir le sens et ouvre des portes même là où l’on ne voyait que des m! urs. La philosophie cessant avec lui d’être scolaire, nous parle du plus essentiel.
Mais comment se repérer dans ce dialogue d’une telle profondeur que Heidegger a entretenu avec tous ces penseurs?
Ici aussi, je rêvais d’un guide qui puisse me montrer quelques directions pour pouvoir me mettre au travail. Ce Dictionnaire répond de manière profonde à cette aspiration — et témoigne en outre de la profondeur de la réception de la pensée de Heidegger qui existe aujourd’hui en France.

Troisièmement, lisant Heidegger et découvrant l’infinie tendresse de son écriture et de sa pensée, j’ai été troublé quand a surgi « l’affaire Heidegger ». On voyait à la une des journaux en « gros titres » : « Heil  Heidegger », « Pour en finir avec Heidegger! », « Heidegger, idéologue de Hitler? », etc. Mais que s’était-il réellement passé en 1933?  Quels sont le sens et la portée de la grave faute politique qui a conduit Heidegger à associer son nom au mouvement national-socialiste en 1933-1934? Pourquoi s’en est-il séparé en 1934? Quelle est la portée de la critique du régime qu’il fait, avec insistance, dans le cours des années suivantes, de 1935 à 1944? Pour! quoi ces critiques ne sont-elles pas prises en compte? Et puis est-il vrai que Heidegger avait gardé le silence sur la Shoah? Est-il exact qu’il avait empêché son maître Husserl de pouvoir se rendre à la bibliothèque de l’Université parce que juif?
Le Dictionnaire rétablit la vérité des faits. Nous savons, par un décret retrouvé, que c’est le recteur précédent qui a empêché Husserl de pouvoir se rendre à la bibliothèque de l’Université et nullement Heidegger. De plus, contrairement à ce qui est dit si souvent, Heidegger n’a nullement gardé le silence, mais il a écrit des pages saisissantes sur l’extermination nazie. Les exemples de ce type abondent et sont amplement exposés.
Pour moi, qui ai rédigé Auschwitz ou l’impossible regard, prendre la mesure de la catastrophe qui a fait basculer le destin de l’Occident tout entier est l’une des questions les plus décisives de mon existence. Le Dictionnaire montre avec ampleur pourquoi non seulement Heidegger n’est pas un penseur « nazi » mais comment il permet de penser le nazisme dans ses racines qui restent bien trop inapparentes. C’est en ce sens, un moment important du travail qu’il reste à faire sur la vérité effrayante du nazisme.

Il existe une quatrième raison à l’importance de ce Dictionnaire. Chaque année sont publiés de nouveaux volumes de l’édition intégrale — plus de 80 ont ainsi paru depuis la mort de Heidegger. Un grand nombre sont constitués des cours consacrés aux grands penseurs de l’Occident et éclairent de façon décisive sa lecture de la philosophie.
On y trouve aussi les grands traités écrits dans les années 1936-1944, qui sont d’une importance considérable, mais aussi d’une difficulté telle que Heidegger a préféré ne pas les publier de son vivant.
Or, comment quelqu’un qui comme moi ne lit pas l’allemand, peut néanmoins avoir quelques points de repères pour discerner les enjeux qui s’y déploient et les déplacements qu’ils introduisent? La lecture de Heidegger en France, est généralement non seulement pleine de contre-sens quand ce n’est pas de la malveillance, mais elle est aussi restreinte à quelques ouvrages, généralement Etre et temps — perdant de vue le mouvement même de la pensée de Heidegger qui n’est pas mort en 1927 mais en 1976! Le Dictionnaire est entièrement nourri évidemment par toute l’œuvre publiée en français, mais aussi par tous les ouvrages qui ne le sont pas encore et qui sont abondamment cités selon les éclairages qu’ils apportent aux divers articles.

Enfin, Heidegger, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie occidentale, se tourne vers la poésie et l’art avec un sérieux inégalé. Il revient ainsi sur la condamnation ancestrale qui avait conduit Platon à chasser le poète de la Cité — condamnation dont Heidegger montre qu’elle est chevillée à la structure même de la métaphysique. Le Dictionnaire éclaire à la fois les grandes œuvres qu’a méditées Heidegger, les rencontres qu’il fit de poètes et d’artistes — de René Char à Paul Celan —  et la manière dont son œuvre fut reçue par des artistes les plus divers de Machado à George Oppen. Ouvrir le Dictionnaire dans ce dessein, c’est aller de surprises en surprises, de découvertes en découvertes tant cette ! œuvre a des échos profonds et étonnants.

Chaque fois que j’ouvre le Dictionnaire pour y chercher quelque chose ou simplement par hasard, je suis aux anges. Ce Dictionnaire ne ressemble pas à notre idée courante d’un dictionnaire, au premier chef parce qu’il n’a pas le côté ennuyeux et scolaire de ce type d’ouvrages. Les articles sont écrits non comme des notices préparant la mise en fiche de la pensée de Heidegger, ou simplement comme un travail universitaire, mais comme des méditations libres invitant à penser. En ce sens, le Dictionnaire est fidèle à la grande leçon de Heidegger invitant à se tourner d’abord vers les phénomènes.
J’ai suivi l’écriture du Dictionnaire ces six dernières années — contribuant modestement à quelques articles principalement sur le bouddhisme et le Japon. D’une certaine manière, ceux qui ont dirigé ce volume ainsi que nombre des contributeurs ont consacré leurs jours et leurs nuits pendant des années pour que ce Dictionnaire existe et que nous puissions tous entrer pleinement dans l’œuvre de Heidegger, sans en être intimidé mais sans la dévaluer en niant ses difficultés.
Cela me transit d’une profonde gratitude.
Je me suis, du coup, demandé : au fond qu’ai-je appris de Heidegger de si décisif? Pourquoi cet ouvrage est-il si important?
Pour y répondre, j’ai pris la décision de consacrer l’année 2013-2014 à dire comment lire Heidegger m’a construit et comment il pourrait aider de nombreuses personnes à y trouver, à leur tour, un réel secours.
Je ne vais nullement faire un cours sur Heidegger, mais simplement dire pourquoi j’y trouve une nourriture incomparable qui, sans nier quoi que ce soit de l’effroi de notre temps, nous montre comment vivre est possible.
Je voudrai essayer de dire comment lire Heidegger a changé ma vie et j’ai choisi vingt-sept leçons que j’ai retenues de ce travail. En me préparant à cette année, j’ai réalisé combien tant d’attitudes, de manières d’être, de me tenir, de faire face à ce qui est, venaient de cette source.

Le cycle de cette année est ouvert à tous — à commencer par ceux qui n’ont jamais ouvert un livre de Heidegger, qui n’ont peut-être même aucune idée de ce qu’est la philosophie. Heidegger lui-même aimait parler hors de l’Université, à des gens qui ont des vraies questions, et qui ne sont pas déformés par l’esprit des spécialistes.
Un tel travail, qui peut sembler surprenant dans le cadre de l’Ecole Occidentale de Méditation, apparaîtra au contraire comme décisif. Notre dessein est de montrer que la méditation n’est pas un outil de bien-être qui pourrait nous permettre d’essayer d’avoir un peu plus de plaisirs, de jouir de la vie, de prendre des vacances — mais une manière de revenir à la source même de notre existence. D’entrer dans son sérieux.
Méditer  n’est plus alors une activité séparée, à côté du reste, de notre boulot et des enjeux que nous rencontrons au quotidien, comme des grands défis de notre société. Au contraire, la méditation ouvre un espace qui permet enfin d’interroger pour de bon ce qui importe — sans faire semblant. Je voudrais que le cours de cette année permette de montrer comment l’espace de la méditation et l’espace de la pensée s’allient dans l’essentiel. L’Ecole doit être un espace ouvert à tout un chacun parce qu’elle s’engage dans un travail de pointe.

 

Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation