La médecine indienne ou « science de la longue vie » (?yurveda) est aujourd’hui presque aussi populaire que le yoga. Dans l’Inde ancienne, de même que la grammaire sanskrite et la logique sont censés purifier la parole et l’esprit, la médecine purifie le corps. Le principe de cette science est que la santé est « l’état naturel » (svastha) ou « normal » du corps et de l’esprit. Ainsi, un bébé « normal » naît avec un esprit limpide et un corps vigoureux. S’il y a un problème, il faut en chercher les raisons chez le père ou la mère. Leur nutrition et leurs états mentaux sont en effet déterminants. Ainsi le sexe de l’enfant est décidé par la prédominance de la semence du père ou de la mère.
Aujourd’hui encore, les Indiens conçoivent les rapports de couple comme une sorte de lutte pour la domination. A la fin d’un mariage, parmi les « jeux » proposés au jeunes mariés, il y a celui qui consiste à attraper avec la bouche une pièce d’argent dans un plat remplis d’eau : le vainqueur sera dominant dans le couple. Plus tard, avoir un fils indique la virilité de l’homme. Mais s’il n’a que des filles, c’est qu’il est en quelque sorte impuissant. Ce « symptôme » fait alors parie de ce que l’on nomme les « maladies cachées » (car inavouables) traitées par toutes sortes de médecins, allopathiques ou âyurvédiques. L’?yurveda a certes une approche plus objective et plus positive du rôle de la femme, ainsi que du statut de l’enfant. Cependant, les préjugés ont la vie dure. Ainsi les états de l’Inde les plus riches sont aussi ceux où l’on élimine le plus de fœtus de filles. Des villages entiers sont privés de femmes.
Mais qu’est-ce que la femme en Inde ? Il est impossible de comprendre ce qu’est un bébé en Inde si l’on ne sait pas ce que représente une femme. En bref, la femme est puissance (?akti). Or, la puissance est ambivalente : tout le monde la désire sous une forme ou une autre, mais malheur à qui ne sait s’en servir correctement ! De plus, la puissance s’oppose à la pureté. Elle représente donc une menace pour la réputation sociale. L’idéal est d’afficher la pureté en public, tout en cultivant la puissance en privé, puissance qui entretient alors le feu domestique et qui permet d’engendrer une descendance masculine. Sans fils, il est difficile d’aller au paradis. Les traités hindous de morale (dharma) sont unanimes pour dire qu’une femme ne doit jamais être indépendante. Son espace est l’espace domestique. Elle est indispensable, mais sa puissance doit être contenue dans un enclôt.
Le nec plus ultra est de dompter la femme intérieure, celle qui ne risque pas de s’échapper à l’extérieur ! Mais là encore, cela ne va pas sans risque, car cette épouse intérieure n’est autre que la puissance du désir sexuel qui gît tel un second soleil dans le bas ventre (ku??ali??). Gare à ceux qui ne savent pas la contrôler ! Car ce feu fait alors fondre la « lune » de leur cerveau, substance précieuse qui finit par s’échapper sous forme de sperme. Voilà pourquoi les Indiens admirent tant les célibataires : à leurs yeux, c’est un signe de force et un gage de longue vie.
La femme est donc à la fois indispensable et dangereuse. L’auteur de l’un des plus anciens traités d’?yurveda, la Carakasa?hit? (c. 200 ap. J.-C.), souligne également le lien étroit entre l’âme de la mère et celui de l’enfant. C’est la « théorie des deux cœurs », reliés par le cordon ombilical. On peut deviner les désirs du fœtus en observant ceux de la mère. Messagère du bébé, la mère doit donc être bien traité, de même que, plus tard, la partenaire féminine des rites tantriques sera considérée comme une messagère potentielle des yogin?s, sorte de fées capables de faire don de pouvoirs surnaturels et de l’immortalité.
La médecine âyurvedique décrit en détail les conditions d’une bonne procréation, examine plusieurs théories rivales, expose le développement de l’embryon et les risques que tout ceci comporte jusqu’à la naissance.
Mais l’intérêt de l’?yurveda pour une femme d’aujourd’hui ne réside pas là. Le plus intéressant, à mon sens, sont les nombreuses techniques de massage, souvent avec de l’huile, pour le bébé et la mère, avant et après l’accouchement.
Malgré l’image ambiguë de la femme, le bébé est bien considéré en Inde. Il incarne souvent l’innocence et la force vitale à son comble. De même le statut de mère est généralement valorisé.
La première religion à vraiment donner de l’importance à la maternité est le bouddhisme. A l’origine, le Bouddha est assez misogyne : il prédit que la création d’un ordre de nonnes bouddhistes va accélérer le déclin du bouddhisme !
Mais au début de notre ère (à l’époque de la rédaction des grands traités de médecine âyurvédique), apparaît une nouvelle forme de bouddhisme, dite « universelle » (mah?yana). Elle valorise les activités des laïques engagés dans le monde au nom d’un idéal de compassion sans limites. Ainsi, l’être qui aspire à mener tous les êtres vers l’Eveil doit également désirer les aider de toutes les façons. Il doit donc désirer. Le désir redevient une voie vers l’Eveil. Un Bouddha peut se manifester comme femme. Il peut même oublier sa chasteté pour calmer ses tourments... Mais surtout, l’amour maternel devient le modèle à suivre pour développer une compassion illimitée. Une nouvelle série de texte apparaît, centré sur la « Sagesse transcendante », conçue comme mère de tous les Bouddhas. Des Bouddhas féminins deviennent populaires, comme Târâ, la Salvatrice. Ensuite apparaissent les textes sur la « nature de Bouddha ». Nous sommes tous des bébés-bouddhas, des éveillés en gestation. Cette image va refaçonner en profondeur la vision indienne du bébé, tant mâle que femelle.
Mais ces tendances ne vont réellement s’épanouir qu’à partir du VIIème siècle, avec le tantrisme…