Nous vivons une
période difficile pour les maîtres (guru) plus ou moins tantriques.
On les accuse de tous les crimes en Inde : proxénètes, dépravés, manipulateurs,
assassins, margoulins ...
Mais que dit le tantrisme au sujet de l'éthique ? D'ailleurs, y a-t-il quelque
chose comme une morale tantrique, ou bien le "Tantra" est-il
simplement a-moral, au-dessus de la morale, "par-delà le Bien et le
Mal", comme aiment à le penser certains ?
En fait, les textes prescrivent des règles (samaya, vrata, cârya,
vidhi/pratishedha, etc.). Mais des règles ne font pas une morale. Il faut
pour cela une réflexion sur l'acte (karman), sur l'intention (cetana)
et ses conséquences, ce qui suppose une prise de recul par rapport à la
pratique. Or, force est de constater qu'en général les textes tantriques sont
peu réflexifs. Mais il y a quelques exceptions : d'une part, Abhinavagupta
du côté hindou; et d'autre part le bouddhisme tantrique (vajrayâna). Je
propose la lecture d'un texte passionnant à cet égard, un texte bouddhiste
attribué à Aryadeva, disciple de Nâgârjuna. Ce choix s'impose par la densité du
texte, qui aborde de front les questions qu'on se pose, dans un format
accessible (134 versets). Il se rattache d'autre part à la tradition d'un des
plus anciens cycles tantriques bouddhistes à proposer des pratiques sexuelles,
le Guhya-samâja. Ce texte, même s'il n'est guère lu par les Tibétains
d'aujourd'hui, a eu un impact considérable. Voici le début, sur le principe de
l'éthique qui préside à la pratique du bouddhisme tantrique :
Pour la pureté de l'âme
(Citta-vishuddhi-prakarana)
par ?ryadeva
Sans commencement ni fin, tranquille,
Ni chose ni absence de chose,
Sans dilemme, sans support,
Sans état, sans dualité,
Sans exemple, inexplicable,
Inconcevable, indémontrable,
Sans fondement ni référence,
Sans visage, incomposé,
Eveillé, refuge pour tous,
Incarnation de la compassion,
Source de méthodes variées
Pour les êtres aux dispositions diverses,
Je salue la (méthode de la) grande passion,
Le Seigneur de la Dance du Lotus.
Je vais parler un peu
Pour examiner mon esprit !
Si l'on suit la pratique du yoga,
Alors tout est bien assuré.
Voilà tout notre propos.
On s'agit donc le mettre en pratique.
Les actes barbares
Par lesquels les êtres (ordinaires) s'asservissent eux-mêmes,
Sont les actes mêmes par lesquels ils se délivrent de l'existence,
A condition de les faire avec méthode.
Seul un être pur
Engendre un résultat pur.
/La pureté (d'un acte) résulte
De la pureté de l'être, et de rien d'autre.
C'est ce que dit clairement
Le Chemin Universel,
Très clairement et par le menu.
Le Silencieux a enseigné
Qu'il n'y a que l'esprit,
Car il n'y a pas de Soi,
Ni dans les êtres ni dans les choses.
Voilà pourquoi tout est possible,
Intelligible et clair.
C'est ce qu'il a dit à ceux qui sont possédés
Par le démon de la croyance aux choses.
Dans les textes sacrés aussi,
Celui qui est la compassion incarnée
L'a dit et redit clairement.
De toutes les choses, l'esprit est le principe.
Il est le meilleur, le plus rapide,
Car c'est grâce à l'esprit
Que l'on parle ou que l'on agit.
Si un moine dit à son aîné
"Presses-toi !"
Et que ce dernier meurt d'une mauvaise chute,
Il ne commet là aucun acte inexpiable.
Si un saint aux portes de la mort
Ordonne à un moine novice de l'étrangler,
Ce novice n'est pas coupable
De sa mort.
De même, celui qui tue par ignorance
Ne souffre aucune culpabilité.
S'il n'y a pas d'intention méchante, alors il n'y a pas faute :
Voilà ce que déclare la Discipline.
Si l'on déterre un st?pa
Dans l'idée de le rénover,
Il s'ensuivra une pure montagne de vertu,
Même si (cet acte est normalement considéré) comme quasiment inexpiable.
Si l'on met une paire de chaussures
Sur la tête du Silencieux avec une bonne intention,
Et si ces chaussures sont ensuite retirées (avec cette même intention),
Alors les deux (auteurs) obtiennent d'être des rois.
Ainsi, seule l'intention
Permet de distinguer la vertu du péché.
Voilà ce que déclarent les textes sacrés.
Il n'y a donc pas de culpabilité possible
Pour qui a de bonnes intentions.