Quel rapport avoir à son travail ? Le travail est-il seulement le lieu de l’ambition et de la compétition ? Peut-on s’y réaliser ?
Et l’argent, n’est-il pas ce qui détruit notre monde ? Le souci d’en avoir toujours plus ne souille-t-il pas tout ? Est-il possible d’avoir un rapport un peu sain à lui ?
Et la sexualité, comment la vivre justement ? Peut-on dépasser la gêne ou la griserie qui nous saisissent quand nous l’évoquons ?
Et l’amour ?
Ces questions ne nous concernent-elles pas pour de bon ?
Arrivé aux États-Unis en 1973, le grand maître tibétain Chögyam Trungpa décida d’enseigner la méditation en dirigeant des séminaires avec ce titre surprenant : « Work, sex and money » — le travail, le sexe et l’argent.
A l’époque comme aujourd’hui, un tel titre surprend et même choque. On le prend comme une provocation ou, à l’inverse, une concession facile faite au marketing…
J’ai souvent réfléchi à ce qui peut déranger dans un tel titre. Je ne pense plus que le problème soit là. Ce qui gêne, me semble-t-il, est le fait que, de façon conscience ou non, nous identifions la méditation à une forme de sagesse éthérée, un retrait hors des contingences du monde. La méditation nous semble appartenir à ceux qui ont laissé loin derrière eux le travail, le sexe et l’argent.
Or je crois que c’est cette idée de la sagesse entendue comme une forme d’abstraction, de retrait du monde, qui nous égare. La méditation me semble d’autant plus percutante qu’elle s’adresse de manière très personnelle à notre existence. Qu’elle nous invite à considérer notre existence, avec ses hauts et ses bas, avec ses difficultés, comme étant entièrement sacrée – le terrain sur lequel œuvrer.
Au fond, méditer, c’est chercher à éclairer d’une autre lumière tout les aspects de notre vie — et notre vie est faite pour une grande part de travail, d’amour, de sexe, que ce soit de manière symbolique ou concrète. Car avec la sexualité, ce dont il est question c’est du sens profond de la relation. On n’a pas attendu Freud pour le savoir, comme en témoigne toute la culture du bouddhisme tibétain par exemple.
Et ne sommes-nous pas tous concernés par l’argent qui interroge aussi bien les conditions de notre subsistance que la justice de la société ?
Personnellement, j’ai beaucoup appris sur ces questions en lisant attentivement le poète Rainer Maria Rilke. Il ne cesse de revenir à la question du travail, du sexe, de l’amour de manière vertigineuse et éclairante. La grande leçon qu’il a apprise auprès de Rodin, dont il fut le secrétaire à son arrivée à Paris, tient à ceci : « Ce n’est pas seulement pour faire une étude que je suis venu chez vous, c’était pour vous demander : comment faut-il vivre ? Et vous m’avez répondu : en travaillant. Et je le comprends bien. Je sens que travailler, c’est vivre sans mourir. » Rilke retrouve ici la découverte de Cézanne : « J’ai beaucoup à travailler ; c’est ce qui arrive à tout homme qui est quelqu’un. »
Qu’est-ce que le travail envisagé ainsi, comme l’espace même d’accomplissement de l’existence ? Rilke se confronte aussi de manière aiguë à l’énigme de la sexualité, s’interrogeant encore et encore sur les raisons qui nous font perdre de vue la grandeur et la beauté qu’elle peut nous offrir. Comme il l’écrit dans ses Lettres à un jeune poète : « Le plaisir physique est une expérience sensible qui n’est en rien différente de l’intuition pure ou du sentiment pur dont un beau fruit comble la langue ; c’est une grande expérience, infinie, qui nous est accordée, un savoir du monde, la plénitude et la gloire de tout savoir. Et ce qui est mal, ce n’est pas que nous ressentions ce plaisir ; ce qui est mal c’est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et! la dilapide, en fait un excitant pour faire pièce aux moments de lassitude qu’ils vivent, en fait une distraction au lieu qu’elle rassemble notre existence. »
Ce sont là des réflexions qui m’ont profondément marqué car elles montrent un tout autre rapport au travail et à la sexualité que celui auquel nous sommes habitués — et qui au fond est pris par le manque de présence, de bienveillance et de confiance. Ces interrogations de Rilke, ces intuitions de Chögyam Trungpa rejoignent nombre des grandes analyses de la philosophie moderne. En un sens profond, mais bien trop méconnu, l’aventure de la philosophie depuis Nietzsche a été de penser le travail (qui avait été le grand absent de la réflexion philosophie — le mot ne se trouve pas même dans l’Antiquité), le sexe (qui avait été, en effet, si déconsidéré) et l’argent.
Or malgré cet effort, ces thèmes restent encore enfermés dans la sphère du matérialisme. Le travail, l’argent et même la sexualité sont l’objet de l’avidité, de l’ignorance et d’une forme d’agression. Le possible, la chance même, qui résident en eux sont trop souvent manqués.
Comment faire ?
C’est là le sens profond de la méditation. Nous permettre d’ouvrir un rapport plus vivant à notre existence — par un rapport éthique à notre travail, à l’amour, à la sexualité et même à l’argent.
C’est pourquoi dans l’École, j’enseigne ces trois visages de la méditation : la méditation comme pleine présence – où il s’agit vraiment d’entrer dans une présence neuve à son expérience, nous permettant de nous relier à elle plutôt que d’en avoir peur — ; la méditation comme amour bienveillant pour que l’accent soit mis sur une authentique bienveillance envers soi et le monde ; et enfin la méditation comme confiance qui nous permet d’avoir la bravoure de se relier pour de bon à tous les aspects, même les plus difficiles, de notre existence.
Cette présentation de la méditation à partir de ces trois bases lui donne une ampleur vivifiante. Mais il reste un défi de taille : comment transmettre la pratique ? Comment faire qu’elle ne soit pas instrumentalisée et ne devienne elle aussi un outil de contrôle, un outil matérialiste pour simplement accroître notre capital de satisfaction ?
Ce sera le troisième axe du séminaire du 14 et 15 mai.
Car en effet, ce qui trop souvent m’attriste dans la présentation aujourd’hui commune de la méditation, est qu’en se présentant comme quête d’une sagesse imperturbable, elle est en réalité une forme d’évitement, d’évitement de nos difficultés, d’évitement du monde, d’évitement de la souffrance de notre société qui a pourtant besoin de notre aide.
N’est-ce pas là le grand défi qui s’ouvre à chacun de nous : comment retrouver confiance ? Comment entrer pleinement dans le mouvement de la vie ? Comment ne plus avoir peur des difficultés qu’inévitablement nous traversons ? Comment au fond cesser d’ignorer notre existence, de vivre à côté d’elle ? Et comment aider à établir un monde où règne davantage de bienveillance et d’amour ?
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation