Pour vous présenter mon nouveau livre, j'ai demandé à mon amie Djenane Kareh de m'interroger. Voici le résultat de notre entretien :
— Djenane Kareh : Fabrice, nous évoluons dans un monde archi-narcissique et vous osez nous conseiller d'être encore plus narcissiques ?
— Fabrice Midal : Mais nous ne sommes pas dans un monde narcissique ! Voilà une idée reçue qui mérite d'être examinée. Qu'est-ce que le narcissisme ? J'ai relu le mythe de Narcisse. Ce jeune homme n'était pas amoureux de lui-même, il n'était pas fermé sur lui-même, il a entamé un chemin pour apprendre à se connaître, à se rencontrer, à savoir qui il est.
Qui, aujourd'hui, sait qui il est, a confiance dans ce qu'il ressent, ose dire ce qu'il pense ? Nous nous disons narcissiques et nous en donnons pour preuve la vague de selfies qui envahit la toile. On cite, comme exemples de narcissisme, les Kim Kardashian, les Paris Hilton, des femmes qui s'aiment si peu, qui se font si peu confiance qu'elles n'osent pas se montrer : elles retouchent leurs photos, gomment les aspérités, se fabriquent un idéal auquel elles tentent désespérément de correspondre parce qu'elles ne se sont jamais rencontrées. Elles ne font pas confiance à ce qu'elles sont, parce qu'elles ne savent pas ce qu'elles sont. Leurs selfies viennent combler un sentiment de manque : c'est exactement le contraire du narcissisme. Et ce n'est pas la meilleure manière de se rencontrer…
— Quelle est la différence entre s'aimer et se rencontrer ?
— Faisons attention ici. S'aimer est une injonction souvent angoissante et culpabilisante, que l'on entend partout et qui nous égare. Je ne peux pas inviter quelqu'un à s'aimer ! S'aimer est la conséquence d'une rencontre. Je dois d'abord me connaître, m'écouter, faire la paix avec moi-même, et c'est seulement dans un deuxième temps que je me découvre aimable. En d'autres termes, plus vous vous dites, il faut que je m'aime, moins vous avez de chances d'y arriver !
— En me regardant, je verrai tous ces défauts que j'essaye de me cacher. Je vais me découvrir égoïste, paresseux : je ne veux pas me rencontrer !
— Malheureusement, plus on fuit cette rencontre, moins on est en contact avec nos propres ressources et même notre propre génie. Pendant des années, j'ai tout fait pour essayer de me cacher mon hypersensibilité. Et j'en souffrais. Jusqu'au jour où j'ai décidé de la reconnaître : d'accord, je ne suis pas à l'aise quand il y a trop de monde et j'ai souvent besoin de silence. Maintenant que je le sais, que j'ai mis un mot sur cet état, je peux le relier à lui. De la même manière, une personne jalouse qui ne veut pas l'admettre n'aura aucun moyen de se transformer, de changer… ou de mieux vivre avec sa jalousie.
— Vous parlez aussi de rencontrer le génie en soi. Mais moi, je n'ai aucun génie !
— Baudelaire disait : « Le génie de chacun, c'est sa sensibilité. » Le génie n'est pas une chose réservée à quelques-uns. Il est la capacité singulière de chacun à sentir, à ressentir en dehors des modèles tous faits, extérieurs à nous, que nous nous sentons obligés d'endosser. Être génial ne signifie pas être parfait, mais unique. Ne pas être narcissique, c'est étouffer notre singularité, donc notre génie. Et le prix à payer est très lourd.
— À force de me tourner vers moi pour me rencontrer, me découvrir, ne vais-je pas me couper des autres, oublier les autres, me détourner d'eux ?
— Tant mieux ! Ce serait tellement bien que l'on prenne enfin le temps de se regarder soi-même ! L'obligation de se tourner vers les autres est un langage obligé, convenu, une injonction malheureuse. Si je suis égoïste, je ne vais pas me tourner vers les autres simplement parce que l'on m'en donne l'ordre. Par contre, en apprenant à faire la paix avec moi-même, à me sentir moins en insécurité, je vais naturellement m'ouvrir à l'autre. Il est bon que l'on s'autorise enfin à se rencontrer pour de bon.
— Concrètement, comment faire pour me rencontrer ? Je dois m'isoler ?
— Nous respirons un air qui, sans nous en rendre compte, nous empoisonne. Un air qui nous dit : non, tu n'as pas le droit de prendre du temps pour toi, tu dois te sacrifier pour les autres, jusqu'au burn-out s'il le faut. C'est une malédiction… Pourtant, se rencontrer n'est pas une question de temps long. Il suffit parfois de quelques secondes pour que j'admette que oui, cette remarque m'a énervé, m'a blessé, pour me demander en quoi elle m'a touché. Je ne connais pas d'autre moyen de tourner la page : c'est ce que j'appelle apprendre à se connaître pour sauver sa peau. Et c'est ce que je raconte dans ce livre, en partant de mon expérience personnelle… avant de m'ouvrir à tous les autres.
— Il ne s'agit donc pas de se couper du monde ?
— On n'est jamais coupé du monde, c'est une invention des philosophes qui ne tient pas la route ! Dans la vie de tous les jours, quand est-ce que je ne suis pas en rapport avec les autres ? Même seul, chez moi, je pense aux autres, je leur parle parfois, je sens leur présence. Je ne comprends pas cette séparation entre moi d'une part, les autres d'autre part. Entre moi qui ne suis pas important, et les autres qui seraient bien plus importants. Je constate que les gens sont en train de s'oublier et de devenir les rouages d'une machine. Je n'aurais pas écrit Sauvez votre peau il y a 15 ou 20 ans, mais aujourd'hui, c'est une urgence. Sauvez votre peau dans ce monde où vous êtes partout pressurisés, déshumanisés. Dans ce monde où, même à l'hôpital, on privilégie le nombre d'actes accomplis par le personnel soignant plutôt que la qualité de la relation et de la présence qui, elle, ne se mesure pas. Sauver sa peau, c'est trouver des espaces, malgré cette pression, pour garder le sens de la relation, le sens de l'humain.
— Un espace qui est aussi celui de la méditation ?
— J'ai beaucoup de mal à répondre à cette question parce qu'aujourd'hui, la méditation est aux antipodes de mon discours. Elle est devenue un outil de gestion du stress pour être plus calme, plus efficace, encore plus adaptable aux rouages déshumanisants de la société, et c'est exactement ce que je dénonce. J'ai été récemment chercher mon filleul à la sortie de l'école. Il était angoissé parce que sa maîtresse était absente et sa remplaçante lui faisait peur. Je ne lui ai pas dit : tu vas t'asseoir en lotus et respirer pour te calmer. Je l'ai juste écouté et je lui ai fait un câlin. Peut-on avoir la même attitude envers soi-même ? S'écouter et se faire un câlin ? Certes, la méditation peut aider, mais à condition qu'on la repense à partir du narcissisme et qu'elle retrouve son sens réel qui est de nous autoriser à revenir à la maison.
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation