La méditation est en rapport à la vie toute entière.
C’est vraiment malencontreux de la penser comme une sorte de technique de bien-être. Nous la réduisons ainsi à un outil dont l’usage est limité et étroit.
Nous la privons surtout de ce qui peut nous permettre d’avancer. Car la méditation transforme en réalité l’entièreté de notre existence. Tous les aspects de notre vie sont travaillés par elle. En déplaçant profondément tout, elle nous aide moment après moment, jour après jour.
Mais le plus malencontreux, dans cette présentation instrumentalisée de la méditation, est que nous croyons qu’il faudrait grâce à elle ne plus être traversé par la nuit et être enfin irréprochable. Ce sont là des projets voués à un amer échec.
En réalité, la méditation nous permet de rencontrer les lions qui viennent nous visiter et elle nous engage à assumer notre fêlure.
Les lions intérieurs
Rilke évoque les lions pour nommer ce qui nous habite et qui n’est pas confortable. Parfois il évoque les dragons ou les monstres. Ce sont trois figures différentes. Et en effet, l’une des trois vient parfois nous visiter. Au lieu de parler de stress, d’angoisse, de tristesse, d’émotions conflictuelles, Rilke évoque des lions intérieurs. Il ne dit pas qu’il faudrait gérer son stress mais comment se relier à ces animaux menaçants. Cela semble déconcertant, peut-être même abstrait, c’est en réalité profondément aidant et simple.
Et en effet, nous sentons bien de temps à autre que quelque chose de sombre vient nous visiter. Face à cette épreuve nous adoptons généralement l’une des deux attitudes suivantes : vouloir l’écraser ou ne pas la considérer.
Autrement dit, soit nous cherchons à vaincre nos lions intérieurs, ce qui correspond aux discours de nombreuses approches psychologiques qui prônent la volonté et la maîtrise ; la pratique viserait dans ce dessein à mieux contrôler l’inconnu.
Soit nous adoptons l’autre stratégie et nous cherchons à ignorer ces créatures. Nous vivons alors à côté de nous-mêmes, à côté de ces forces qui nous habitent. Dans cette ignorance, sans même nous en rendre vraiment compte, nous passons notre temps à être angoissé qu’elles viennent par surprise.
Ignorer ce qui est sombre en nous, ne fait en réalité que nous rendre inauthentique, comme ces personnages de films toujours jeunes, souriants, plein de maquillage — complètement faux et qui au fond d’eux savent qu’ils sont faux.
De nombreuses approches encouragent une telle attitude y compris des approches spirituelles. Il faudrait s’identifier à la joie, au bonheur, au confort, à la lumière...Reconnaître la non-dualité, l’amour divin… Pris par un tel discours, nous faisons comme si les lions intérieurs n’existaient pas.
Quand nous ne pouvons pas faire autrement que reconnaître leur emprise sur nous, nous le vivons, du coup, comme un échec cuisant.
Mais peut-être qu’à partir de ce que dit Rilke, nous pouvons découvrir qu’il existe une autre approche. Au lieu de chercher à vaincre ou à ignorer nos lions intérieurs, nous pourrions nous réconcilier avec eux.
Sans l’appui de Rilke, je n’aurais jamais osé employer ce terme tant il semble, ici, provocant. Qui aurait envie de se réconcilier avec ses ombres, ses monstres, ses dragons ou ses lions intérieurs ? Personne ! Au contraire, nous voulons tous qu’ils s’en aillent au plus vite ! Nous sommes prêts à faire de grands efforts pour être enfin sereins, calmes, protégés.
N’est-ce pas le sens de la méditation ?
Pourtant ce que dit Rilke est juste et profond. Dans une lettre à Merline, du 18 Novembre 1920, il écrit ainsi :
« Ce n’est pas à nous de nous croire les dompteurs de nos lions intérieurs. Mais, tout-à-coup nous nous sentons marcher à côté d’eux comme dans un triomphe, sans pouvoir nous rappeler l’instant même où se faisait cette inconcevable réconciliation (pont à peine courbé qui relie le terrible au tendre…) »
Rilke déploie là tout le geste de la pratique. Dans la méditation, nous ne faisons rien. Des pensées nous emportent. Des émotions surviennent. Des tensions corporelles nous dérangent. Nous ne bougeons pas, restant simplement attentif à ce qui advient.
Nous nous réaccordons simplement ainsi au moment présent. Et nous le faisons d’une manière très singulière, sans faire aucun commentaire. En général, lorsque nous vivons quelque chose, nous le commentons et l’évaluons. Or, dans la méditation, nous essayons d’avoir un rapport direct avec ce qui est.
Nous étions désaccordés et ce geste de se poser simplement dans son être, dans sa vie, nous réaccorde... Le lion reste un lion mais nous sommes réconciliés avec lui. Réconciliés avec notre propre vie.
Voilà l’expérience de la méditation. C’est simplement cela. Rien de plus.
Ce qui me frappe dans le texte de Rilke, c’est la justesse avec laquelle il décrit que la transformation a certes lieu en nous, mais sans que nous en soyons exactement l’auteur. Il serait vain de prétendre que grâce à la méditation nous n’allons plus jamais souffrir, plus jamais avoir d’ennuis. Nous ne pourrons pas éviter les aspects brutaux, difficiles, saillants de l’existence. La méditation ne rend pas les choses moins poignantes mais permet de transformer le rapport aux lions.
Si nous vivons avec une profonde angoisse par exemple, nous n’allons pas guérir parce que nous l’avons décidé. La méditation ne va pas nécessairement la supprimer. Mais en nous réaccordant à ce qui est, quelque chose va changer.
Et comme le dit Rilke, nous ne nous en rendrons pas compte immédiatement. D’un seul coup, nous voilà « marchant à côté des lions comme dans un triomphe »...
En pratiquant, nous entrons en rapport à ce qui est, en le laissant être et, à un moment, le terrible se trouve ainsi relié au tendre. Rilke parle d’un « pont légèrement courbé » car il les rapproche dans une très grande délicatesse... Or nous, le plus souvent, voulant détruire le terrible, nous perdons le tendre. C’est là la grande leçon que j’ai apprise de la pratique et que j’ai en réalité tous les jours à réapprendre : devant le terrible, il faut juste faire attention avec la plus haute délicatesse et quelque chose ne peut manquer d’avoir lieu. Mais nous ne pouvons pas le hâter, comme nous ne pouvons pas hâter la venue du soleil au petit matin.
Méditer, c’est entrer en rapport à ce que nous vivons, à ce que nous sommes exactement comme nous sommes. Abandonnons le rêve de perfection et de sérénité. Car alors, lorsqu’un lion viendra, et ils viennent toujours, nous serons en colère contre lui et contre nous qui en avons peur. Le lion nous apparaîtra comme ayant détruit notre sérénité.
Abandonnons ce rêve.
C’est tellement simple. Méditer c’est découvrir que ce qui nous limitait et que nous voulions détruire est en fait une source de vie possible !
Ne cherche pas à comprendre les lions
Le lion est ce qui vient par surprise, comme une voix étrangère. Rilke nous invite à ne pas essayer de la déchiffrer ou de la comprendre, tentons simplement de rester en sa présence sans rien faire. A un moment de sa vie, Rilke, traversé par de grands tourments, a examiné l’idée de faire une psychanalyse. Il a rencontré Freud mais n’a pas voulu aller plus loin car l’idée d’essayer d’avoir un rapport de compréhension à ses lions lui semblait insatisfaisante. Il préféra développer une écoute nue du mystère qui nous habite, plutôt que d’œuvrer à faire que « là où était du ça, puisse advenir du moi » comme le dit Freud.
Dans la méditation, nous ne cherchons pas à comprendre ce qui nous arrive... Nous nous accordons simplement à ce qui est – et cette attitude déplace le rapport, l’entente, la présence... Et permet que le terrible retrouve le tendre…
Habiter la fêlure
Si nous parlons de l’effroi des lions, il faut aussi parler de la fêlure. Car il y a des moments où il n’y a aucun lion, où tout est absolument harmonieux, mais il y a néanmoins toujours cette fêlure en chaque être humain.
La fêlure est la blessure qui se trouve au cœur de tout être humain. La présentation habituelle de la méditation qui prétend que nous pourrions l’éviter, l’effacer, l’oublier, nous trompe gravement.
Il y a toujours une fêlure parce que tout être humain a un cœur. Notre cœur est touché devant la souffrance du monde, devant les gens malades ou parfois même simplement devant quelqu'un de fragile. La blessure du cœur peut juste venir quand nous voyons les cerisiers en fleur au printemps, par exemple au parc de Sceaux où leur présence est si bouleversante. Cela dure si peu de jours... Nous en avons les larmes aux yeux, même s’il n’y a là rien de triste. Mais cette beauté si ample est d’une fragilité infinie qui nous rappelle celle de l’existence et du monde.
Nous touchons ainsi notre propre fêlure. Notre cœur n’est pas un caillou. Au contraire, il est humain. Il ressemble à une porcelaine que la moindre rayure marque. Nous espérons souvent que personne ne voie que notre cœur n’est pas une porcelaine toute neuve. Nous sommes parfois embarrassés... La méditation ne nous encourage pas à prendre une machine à polir pour ne plus avoir de fêlure. Elle nous apprend à reconnaître qu’au fond, c’est très bien comme cela !
La grandeur de l’être humain ce n’est pas d’être sans fêlure mais c’est de pouvoir vivre au sein de la fêlure. Tous les grands poètes, les artistes, les chanteurs, nous touchent parce que nous sentons qu’ils habitent cette fêlure. Ils ont fait un peu la paix avec elle.
Faire la paix avec sa fêlure nous permet de découvrir qu’en vérité elle ne nous menace pas. C’est ainsi. Nous sommes blessés parce que nous sommes déjà ouverts au monde. Ce n’est certes pas toujours confortable, mais peut-on en vouloir à la rose d’avoir des épines, au soleil d’aller se coucher, à l’hiver de nous apporter le froid ?
Lorsque nous avons honte de notre fêlure, lorsque nous craignons que quelqu’un la voie, lorsque nous voulons la cacher, la recouvrir, cela nous rend profondément inquiet, malheureux, et nous ferme encore davantage. Car au fond, c’est impossible. Autant nous réconcilier avec elle. C’est cela la leçon de la méditation : découvrir que nous pouvons assumer de vivre ainsi. Habiter la fêlure devient même joyeux !
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation