"Rilke nous tend le trèfle à quatre feuilles de la mort" — ce vers de René Char est frappant. Car comment oser écrire que la mort est une chance ?
Au contraire, nous sommes tous enclins à penser qu’elle est effrayante, douloureuse, et injuste.
Il ne s’agit évidemment pas de le nier. Mais comme nous le montre toute l’œuvre de Rilke, l’idée que la vie est sans rapport à la mort, que la mort n’est que le terme de la vie, est une idée complètement abstraite, une idée intellectuelle.
Nous savons que notre temps est compté. Qu’il faut en faire quelque chose.
Tout ce que nous faisons, même de lire ce texte par exemple, parler à cet ami, prendre soin de soi, est teinté de notre rapport à elle – que nous en soyons ou non conscients.
Martin Heidegger fait cette remarque toute simple : depuis Descartes, les philosophes affirment qu’il n’existe qu’une certitude : « je pense donc je suis », or là n’est pas du tout la certitude fondamentale qui est bien plutôt le fait que nous allons mourir. Nous savons tous que nous allons mourir et ce savoir oriente notre existence tout entière. Ce savoir est absolument indiscutable.
L’unité de la vie et de la mort
Rilke tente de montrer comment l’affirmation de la vie et l’affirmation de la mort sont le même mouvement. Nous pensons d’habitude que si quelqu’un affirme la mort, cela signifie qu’il est contre la vie, nihiliste, morbide, ou plus banalement qu’il est dépressif.
Or, Rilke nous montre le contraire. Dans une lettre, il écrit : « La mort est ce côté de la vie qui n’est pas tourné vers nous, il nous faut essayer de réaliser la plus grande conscience possible de notre existence qui est chez elle dans les deux royaumes illimités, et se nourrit inépuisablement des deux… »
Il ne s’agit ni d’accepter, ni de refuser la mort, mais de voir comment elle est tissée sur la même trame que la vie. Dire la vie, c’est aussi dire la mort. Dire la mort, c’est aussi dire la vie.
La mort est un fruit
Pour faire entendre cette unité de la vie et de la mort qui tisse notre existence réelle, Rilke a cette très belle image de la mort comme un fruit en nous, qui est vert lorsque nous sommes enfants, et qui mûrit à mesure que nous vieillissons. C’est une image magnifique parce qu’elle montre que la mort est déjà présente, en chacun de nous, dès notre naissance :
« Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
qui soit vraiment issue de cette vie,
où il trouva l’amour, un sens et sa détresse…
Car nous ne sommes que la feuille et le fruit,
La grande mort que chacun porte en soi
Elle est le fruit autour duquel tout change. »
La mort n’est pas seulement ce qui peut survenir n’importe quand. Elle est là, maintenant et pèse de toute sa nécessité.
Nous vivons en la portant en nous.
Je n’ai pas le même rapport à la mort qu’il y a dix ans car mon rapport à elle est un rapport réel, qui est sans arrêt à reprendre, sans arrêt à réécouter. Quand je dis « réel » cela ne signifie pas qu’il soit facile ou évident. Entrer en rapport à la mort est difficile, bien sûr, mais c’est cette tâche qui donne son sens le plus entier de l’existence. Et toute existence est en relation, plus ou moins assumée, plus ou moins claire à la mort. Impossible d’y échapper.
2. Si nous allons mourir, alors à quoi bon vivre ?
Dès qu’on évoque la mort, une question survient tout de suite : « à quoi bon continuer à vivre si nous allons mourir ? »
La réponse donnée par un certain discours religieux est de dire que nous n’allons pas véritablement mourir mais trouver la vie éternelle ou nous réincarner.
L’autre réponse, celle souvent donnée par un certain matérialisme, consiste à dire que la mort est un anéantissement, et qu’il vaut donc mieux ne pas y penser. Après la mort, il n’y a rien ; à quoi bon, dès lors se soucier d’un rien...
Autrement dit, lorsque nous parlons de la mort soit nous nous consolons en pensant à ce qui va se passer après la vie, soit nous sommes terrorisés par cette fin et préférons regarder ailleurs.
Dans tous ces cas, la mort est niée.
Ainsi, loin de s’opposer, ces deux approches, religieuse et matérialiste, partagent la même vision.
Or ce que Rilke nous dit est qu’il faut au contraire assumer pleinement notre mort. Peu importe ce qui se passe après notre mort, l’épreuve de la mort est indiscutablement réelle.
Méditer et vivre, c’est habiter la fragilité
Aussi, Rilke nous propose exactement l’attitude inverse de celle qui consisterait à se dire : « à quoi bon construire puisque tout ce que nous ferons disparaîtra ? » Au contraire, c’est parce que nous allons mourir qu’il faut construire — célébrer le terrestre en assumant pleinement la beauté et la fragilité de l’existence humaine.
Arrêtons de nous prétendre immortels (comme nous y conduit la perspective religieuse) ou d’être nostalgiques de ne pas l’être (matérialisme). Rilke rejoint ici ce que pointe la remarque acerbe de Pascal, « qui veut faire l’ange, fait la bête ». Telle est bien la situation de l’homme de notre temps : il veut faire l’ange, faire comme si la mort n’existait pas, et loin d’accomplir son humanité, il la perd.
Le chemin devrait consister au contraire à habiter pleinement cette existence terrestre qui est la nôtre, en assumant sa finitude. En l’aimant même. Au lieu de nous décourager d’être mortel, voyons le possible qui est ainsi ouvert.
Notre vie est comme un château de sable et il nous faut l’assumer complètement.
Tel est le sens de la méditation. S’ouvrir à l’ici même.
Nous touchons un moment de présence nue. Nous ne pouvons ni le saisir ni le contrôler. Il est déjà passé. Nous pouvons seulement célébrer cette présence nue.
C’est à cette expérience que nous invite ces vers de Rilke :
« Et si le terrestre même t’oublie,
à la terre tranquille dis : je coule,
et à l’eau rapide dis : je suis. »La vie ouverte
Nier la mort revient à vivre dans un monde où il n’y a que des fleurs en plastique, un monde où plus rien n’est réel. Et nous voyons bien le mouvement d’agression que cela implique contre les sources de vie.
Alfred Schuler, un étrange penseur que Rilke aimait particulièrement, distingue « la vie ouverte » de « la vie fermée » – la vie ouverte étant celle qui est en rapport à la mort tandis que la vie fermée la refuse.
Et Schuler explique que le rapport à la mort, n’est pas seulement celui que nous devons entretenir avec notre propre finitude, mais aussi avec tous les morts.
Et on peut tous se demander si dans nos vies, il y a encore de la place pour ceux qui ne sont plus là ? En ce moment, j’écoute beaucoup les sonates de Scarlatti. Scarlatti est mort mais lorsque j’écoute son œuvre n’est-il pas vivant ?
Est-ce qu’avoir rapport à Scarlatti qui est mort n’est pas aussi avoir rapport à une vie ouverte ? Nous ne savons plus quel rapport avoir avec les personnes qui sont mortes. Pourtant, le rapport des anciens à leurs morts n’était pas du tout idiot. Respecter les morts, leur donner place, leur rendre des hommages, étaient leur manière d’être en rapport à la vie ouverte. C’est ce que perçoit encore Jean Genet dans l’étonnant texte qu’il écrivit sur Giacometti : « Non, non, l’œuvre d’art n’est pas destinée aux générations d’enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent. » C’est ainsi, que l’art tourné vers le peuple des morts, peut inventer un autre espace où nous pouvons véritablement! habiter.
Comment réussir à faire de notre vie, une vie ouverte, une vie ouverte parce qu’elle est ouverte à la mort et aux morts, parce qu’elle ne déchire pas l’espace de l’existence.
3. Ce que la mort a à nous dire
La mort nous dit donc beaucoup de choses. Elle est pour nous comme une éducatrice obscure ou inconnue. Nous pourrions juste en être un peu plus conscients. Voici quelques-uns de ces présents.
Chaque moment est unique et précieux
La mort nous apprend au premier chef le sens tout à fait singulier de chaque moment.
Si nous étions immortels nous aurions un tout autre rapport au temps. Nous n’aurions plus alors le courage de faire quoi que ce soit. L’existence d’êtres immortels, à laquelle parfois nous rêvons, doit être profondément atroce comme le raconte Borges dans la première nouvelle de L’aleph – ces êtres ne peuvent rien commencer, ne peuvent rien poursuivre, ne peuvent rien accomplir : leur vie est sans terme et dès lors sans sens.
C’est parce que nous savons que nous allons mourir que nous avons un rapport au temps aussi plein.
Nous ne regardons pas la télévision toute la journée parce que nous savons que notre temps est compté. Nous savons que chaque instant est unique. Nous savons que c’est maintenant.
La mort en nous offrant la possibilité d’un rapport au temps dans sa fragilité profonde, nous fait un cadeau précieux.
C’est là, aussi une des raisons qui donne à la méditation toute son importance. Nous cherchons par cette discipline à entrer davantage en rapport au présent, voyant à quel point il est fragile, unique et précieux. Autrement dit, la méditation est un rapport intelligent à la mort, une manière de prendre soin de ce qu’elle nous confie.
Ne cherche pas à tout contrôler, abandonne toi
La mort nous dit aussi que nous ne réussirons pas à tout contrôler. Au moment de notre mort, nous allons devoir abandonner tout ce que nous aimons. Notre corps, nos amis, les choses qui nous appartiennent, nous allons devoir les quitter.
Mais en réalité, nous devons abandonner chaque jour quelque chose, mourir à une partie de nous. Vivre pour tout être humain, c’est accepter de mourir peu à peu, et ainsi d’avancer. Nous laissons l’enfant mourir en nous pour grandir, puis nous devons renoncer à l’adolescent que nous fûmes...
Par conséquent, la mort nous dit qu’être un être humain, c’est devoir apprendre à faire ce mouvement de « désattachement ».
La mort en nous apprenant ainsi le chemin de l’abandon, du laisser être et de la confiance dans l’inconnu nous fait un cadeau précieux.
4. La joie d’accepter la limite et d’habiter le terrestre
La possibilité d’un achèvement
Fondamentalement, la mort nous apprend à accepter la limite. Nous ne pouvons pas tout faire ! Nous ne pourrons pas exercer tous les métiers. Nous sommes obligés de nous décider. Autrement dit, vivre c’est choisir et choisir implique de renoncer.
Pour nous, la limite est vue comme une profonde douleur. Nous voudrions que tout soit illimité. Or en réalité, la finitude est une chance et nos limites sont précieuses.
Etrangement « fini » en latin signifie « parfait », au sens où quelque chose est fait entièrement. La limite nous met en rapport à une figure entière, par exemple ce cercle que je trace, qui peut être ainsi parfaite. Autrement dit, notre finitude est le signe même de la possibilité d’un achèvement.
Nous rêvons d’infini mais l’existence de l’être humain se déploie toujours dans un horizon qui ouvre et qui borne. La vie humaine est finie. Et telles sont sa dignité et sa grandeur.
Prenez le temps de voir cet instant-là, celui que vous vivez, dans sa limite. Voyez comment sa limite lui donne aussi tout son possible.
Les risques propres à toute ouverture
Il peut arriver aux hommes d’éprouver, à un moment de leur vie, une forme d’ouverture profonde. Cette ouverture semble conduire au-delà du terrestre.
Mais si nous allons trop dans cette direction, nous figeons ce qui s’ouvre. Nous en refusons la limite. C’est un problème décisif que les grands textes « spirituels » décrivent : confondre l’exigence spirituelle avec une intoxication narcissique — qui n’est qu’une crispation. Si l’ouverture inconditionnelle est gelée, voire refabriquée en vue d’être un refuge contre la mortalité, elle est trahie.
La véritable ouverture n’est pas une nouvelle sécurité qui nous préserverait de tout.
Beaucoup de gens qui on fait cette expérience d’ouverture se sont ainsi mépris sur sa portée et son sens. Ils en ont littéralement fait une « idole » et ont du coup dénigré la vie, les émotions, le corps, le monde…
Or c’est exactement l’inverse qu’il faudrait faire. Cette expérience d’ouverture inconditionnelle, ne doit pas nous séparer du terrestre, puisqu’elle est la découverte authentique du terrestre.
Les grands textes spirituels qui évoquent cette ouverture inconditionnelle en parlent comme d’un dessaisissement abrupt, comme une perte de repère.
C’est ramener ensemble ce que nous séparons.
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Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin d’habiter le terrestre, parce qu’il est souillé et partout abimé. Notre monde ne manque pas de spiritualité, mais de ce sens rilkéen du terrestre. Notre monde ne sait plus ce qu’est un arbre, une vache, un fleuve. Il ne sait plus célébrer une existence. Il ne sait plus reconnaître la fragilité de la vie — qui est aussi sa beauté et sa dignité.
Et c’est à le réapprendre qu’il nous faut aujourd’hui tendre. Voilà le trèfle à quatre feuilles de la mort !
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation