« La volupté charnelle est une haute expérience illimitée […]. L'accueillir, ce n'est pas là le mal, le mal c'est que presque tous mésusent d'une telle expérience, la gaspillent et l'introduisent comme distraction dans les moments de lassitude de leur vie, au lieu d'en faire une concentration de tout l'être pour les moments les plus élevés ».
Rainer Maria Rilke
Méditer, c'est être plus entièrement. Être plus humain. Être plus pleinement présent. Et cela passe par la capacité à habiter mon corps. À habiter mon être. À habiter ma vie.
Pour évoquer une des dimensions de la présence à notre corps, je voudrais parler de la sexualité.
Tous les malentendus sur ce qu'avoir un corps veut dire sont concentrés là.
Or, ces malentendus créent en chacun de nous de profondes souffrances qui sont beaucoup plus radicales que celles que nous attribuons habituellement à la question de la sexualité.
Se délivrer de la malédiction qui pèse encore aujourd'hui sur la sexualité
J'ai repéré quatre grandes erreurs.
Une des erreurs est de présenter la sexualité comme une sorte de performance qu'il faudrait réaliser. Il existe ainsi des manuels techniques comme il existe des manuels pour mieux utiliser son outil informatique. Le corps est ici un instrument de jouissance, mais non la dimension même de notre présence au monde.
Ou encore nous plaçons la sexualité du côté d'une faute — s'y engager n'est pas complètement pur — dont, idéalement, il faudrait se passer. Même ceux qui croient être loin de partager cette conception pensent qu'un amour pur serait un amour où la sexualité n'aurait pas posé son empreinte, ou qui aurait été « transcendé ». Il y a derrière cette conception l'idée que la sexualité est une sorte d'instinct, de pulsion, qu'il faudrait pouvoir contrôler, voire abandonner. Autrement dit, la sexualité serait du côté du corps, opposée à l'esprit qui lui serait supérieur. Or cette perspective, forgée par une longue histoire, il est temps de comprendre qu'elle nous égare. Il est temps de réhabiliter notre corps. Il est temps de retrouver l'unité profonde de notre corps et de notre esprit, ou plus exactement, du corps, du cœur et de l'esprit.
Une autre erreur est que la sexualité est vue à partir du plaisir qu'elle nous donne et que nous pourrions capitaliser afin d'en avoir notre quota suffisant.
Enfin, la conception catholique assimile sexualité et procréation. Le poète Rainer Maria Rilke, qui revient si souvent sur la nécessité de comprendre le sens de la sexualité, fut particulièrement soucieux de dénoncer cette conception qui lui semblait une atteinte à Dieu. « Mon sexe n'est pas seulement tourné vers les descendants, il est le mystère de ma propre vie, et uniquement parce que là, semble-t-il, il doit occuper la place centrale, beaucoup l'ont déplacé jusqu'au bord et ont perdu l'équilibre. » Dans le christianisme, nous avons l'idée qu'il n'y a de fécondité que si l'acte sexuel donne naissance à un enfant. Il est, pour Rilke, très étrange d'assimiler la fécondité à la procréation. C'est la tourner bien trop vers l'extérieur. Nous faire perdre l'équilibre. Sans compter la manière dont une telle conception déplace la sexualité à une sorte de périphérie… Malgré ce qu'en dit l'Église, son rapport à la sexualité reste beaucoup trop instrumental.
Ces quatre approches manquent le sens véritable de la sexualité que je voudrais à présent approcher.
La joie d'habiter mon corps
La méditation peut nous aider à en retrouver une expérience plus juste.
Comment ?
D'abord, en nous permettant de nous incarner vraiment. La sexualité est en effet l'épreuve d'être un être corporel — ce que nous ne savons plus du tout. Nous vivons bien trop dans notre tête, avec un corps compris comme un ensemble de fonctions.
Ce qui fait défaut dans notre vie, et donc dans la manière dont nous faisons et comprenons l'amour, c'est d'avoir un corps. On n'habite plus vraiment son corps. On ne l'écoute plus. On ne le laisse plus savoir.
Au fond, tout le monde le sait trop bien : en faisant l'amour, je ne fais pas qu'un geste corporel. Je touche quelque chose de plus profond, de plus essentiel.
Mais tant que nous employons notre corps — quel que soit alors le type d'activité dans laquelle nous nous engageons —, nous ne pouvons pas laisser cette expérience se déployer.
Or notre société, alors même qu'elle prétend exalter notre corps et nous délivrer de tant de carcans, nous apprend à le « gérer », à correspondre à des images… Elle ne nous apprend nullement à l’habiter, à en prendre soin, à savoir nous mettre à son écoute. En ce sens, elle nous égare.
La méditation est ici extrêmement précieuse, ce profond contrepoison nous permet d’entrer de manière profonde, neuve et heureuse, en rapport à notre corps. Je ne le dirai jamais assez, la méditation comme je la transmets n’est pas un exercice de pleine conscience, mais de pleine présence qui inclut donc pleinement notre corps. Méditer, c’est retrouver la joie d’être avec son corps tout entier. En ce sens, la méditation est une éducation au corps, à la splendeur d’être, et par là, elle est la véritable éducation sexuelle.
La sexualité s’accomplit non parce que nous connaîtrions l’anatomie, mais parce que nous sommes ouverts au mystère de la présence.
Le sens véritable de l’intimité
Avoir un corps, c’est être d’emblée dans une certaine intimité bienveillante avec tout ce qui est — en réalité aussi bien l’autre, les autres, le monde, les choses et soi.
Mais comment comprendre cette intimité ?
Pour répondre à cette question, il faut commencer par ne pas restreindre l’intimité à la seule sexualité.
Lorsque j’ai rencontré le maître très unique que fut Arnaud Desjardins, nous avons eu plusieurs conversations. Un jour, il m’a pris dans ses bras. Cette accolade rassemblait tout ce que nous nous étions dit. Elle manifestait une profonde intimité. Nous avions beaucoup parlé, mais avec ce geste, il s’est passé quelque chose de plus immédiatement intime. Dans la tradition soufie, nous pouvons lire de magnifiques pages sur la rencontre entre Rumi et son maître Sham’s. Ils sont restés ainsi ensemble tous les deux pendant un long temps, se regardant en silence dans les yeux — demeurant ainsi dans une ouverture inconditionnelle. C’est là une manière très profonde de découvrir cette intimité sans paroles et pourtant pleine de sens.
Poser la main sur l’épaule de quelqu’un, le prendre dans ses bras peut ouvrir à cette dimension aussi simple que profonde. Nous touchons l’autre, mais nous ne saisissons rien. Nous sommes au plus près, dans un rapport très profond et dans le même mouvement, nous ne saisissons rien, nous nous abandonnons à un mystère. Nous sommes juste là ensemble. Nous quittons la sphère des préoccupations et de l’organisation.
Eh bien la sexualité est un cas particulier de ce phénomène très ample.
Il faut donc complètement renverser l’approche qui domine aujourd’hui, selon laquelle la sexualité serait la généralité, et toutes les autres formes d’intimité des succédanés ou des sublimations de la sexualité.
Non, il faut penser à l’inverse que la sexualité est un cas particulier du champ très vaste de l’intimité.
La mélodie des corps dont je parle ne se restreint pas à la sexualité. Et c’est uniquement quand cela est pleinement éprouvé, pleinement compris, que la sexualité retrouve toute sa place. Une place heureuse.
Faire l’amour nous ouvre au monde tout entier
Dans la sexualité, quand mon corps est laissé à sa propre résonance, je touche la joie même.
Lorsque deux êtres qui s’aiment se rencontrent dans cet espace, leur contact est comme la vibration claire et pure de deux verres de cristal qui se touchent.
Cette image de deux verres qui tintent est éclairante, car pour que le phénomène se produise, il faut à la fois que le verre soit entièrement verre pour tinter contre un autre, et en même temps c’est l’autre verre qui le fait résonner. De plus, l’espace tout entier permet au son de résonner plus ou moins harmonieusement. Je veux par cette image mettre à mal ce qui nous est raconté ordinairement : « dans l’amour, il faudrait s’ouvrir à l’autre », « il nous faudrait disparaître », « ce n’est pas nous qui comptons, mais l’autre ».
Rilke écrit qu’aimer, ce n’est pas aimer l’autre vers le dehors, mais c’est entrer en soi pour y découvrir la place de l’autre. C’est une très belle manière de court-circuiter cette dualité dans laquelle nous sommes pris.
Dans la sexualité, les amants découvrent une présence où ils sont ensemble, qui n’est ni une perte de soi ni une simple ouverture à l’autre, mais une manière tout à fait neuve d’être.
Je voudrais faire un pas de plus. Toute rencontre corporelle, et la sexualité en est une modalité éminente, ne nous ouvre pas seulement à quelqu’un, mais au monde tout entier.
L’intimité n’est pas limitée aux deux amants. Elle prend la dimension du monde ! Certes, beaucoup de personnes font l’amour comme dans un tunnel, aveuglées par la performance, le plaisir, le devoir… C’est dommage. Car je crois essentiel de considérer cet instant où l’on pressent que l’être aimé est le visage du monde tout entier ! Tout d’un coup, vous n’embrassez pas seulement la personne que vous aimez, mais vous embrassez le monde, c’est le monde qui vous sourit et c’est le monde entier qui chante ! Quel bonheur ! Vous n’êtes plus isolé !
On pourrait dire ainsi que nous vivons parfois comme si un mauvais magicien nous avait enfermé en nous-même. C’est une source de douleur profonde. Nous nous sentons isolés, seuls, à côté de l’effervescence de la vie. Dans la sexualité, ce mauvais sort peut s’effacer. Le brouillard s’estomper. Le magicien perdre. Le monde s’ouvrir à nous. Nous ne sommes plus séparés de rien. Rilke le dit ainsi : « Toi cercle plus large, autour du cercle infini de mon cœur… ».
Les arbres et les étoiles, la nuit et son chant deviennent alors comme part de notre être.
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation