Tout être, au fond de son cœur, ne désire-t-il pas pouvoir mieux aimer ? Certains le nient — car, sans même s’en rendre compte, ils ne peuvent même plus y croire. Ils ont renoncé. Mais qui au fond de son cœur ne voudrait pas sortir de la haine et du ressentiment, mais aussi plus simplement de l’isolement, du sentiment d’être incompris, mal-aimé, voire à jamais in-aimable ? Ne souhaitent-ils pas retrouver un lien avec le monde entier, un lieu authentique, qui ne repose pas sur la peur et le régime des perversions ordinaires que la peur entraîne ? Enfin ne plus chercher à entrer en rapport aux autres dans un but quelconque — commercial ou sexuel, de confirmation de soi ou de simple manipulation ! Enfin parler et se rencontrer. Enfin laisser ouverte l’aspiration profonde du cœur d’aller au-delà de l’envers des choses.
Deux visages de la méditation : l’attention ouverte et la bienveillance
La méditation est une clef qui ouvre la porte de ce cœur vivant.
En effet, la méditation de l’attention ouverte n’est pas seulement une façon de
se poser dans le présent, de découvrir le contraste entre le bavardage mental
et la réalité mais elle est aussi un acte d’amour radical : entrer en rapport à
soi sans se juger, se donner le droit d’être, se rendre avec bienveillance
disponible à tout ce qui est, éprouver la dignité de tout être humain —
n’est-ce pas cela le sens le plus authentique de l’amour ?
Aimer implique en effet au premier chef de retrouver l’espace ouvert de la
présence, d’une présence non manipulée et non manipulable.
Aujourd’hui, la méditation est réduite à un outil contre le stress — mot
fourre-tout aussi vague que trompeur. Car dès lors comment comprendre la
manière dont elle nous permet de dé-couvrir cette présence où tout se met enfin
à chanter et retrouver son harmonie native ?
A côté de la méditation de l’attention ouverte — qui est au cœur
de la transmission déployée dans l’Ecole Occidentale — il existe des pratiques
spécifiques qui visent à cultiver un sens de bienveillance et d’amour
(présentées à la fin du coffret Audiolib 12
Méditations pour s’ouvrir à soi et aux autres). Ce sont elles qui
sont au cœur de la deuxième partie du séminaire d’été que je peux alors, enfin,
présenter dans toute leur ampleur.
Ma conviction est que nous avons absolument besoin de ces deux visages de la
méditation et j’aurais au cours des mois et des années à venir à essayer de le
montrer plus avant.
L’amour est un chemin
Le phénomène est frappant. Il existe un véritable chemin pour
apprendre à s’ouvrir, pour surmonter la peur et le ressentiment, et toutes les
manières tordues que nous avons souvent adoptées comme malgré nous. Telle est
la raison d’être de la méditation de l’amour bienveillant.
Cette méditation consiste à éprouver la vérité de l’amour, de la laisser
pleinement irradier. Puis de diriger consciemment son amour vers soi, puis vers
tous ceux que nous aimons, pour enfin y inclure tous les êtres vivants dans ce
monde.
Nous pouvons ainsi toucher un sens plus ample de paix.
Ce qui déconcerte souvent dans cette pratique est la perspective qui l’anime,
c’est-à-dire que l’amour puisse s’apprendre. Nous croyons spontanément que soit
l’amour est là – et c’est merveilleux — soit il ne l’est pas – et il n’y a
hélas rien à faire. Rien ne serait pire, pensons-nous, que de se forcer.
Et pourtant ? L’attention que nous portons à quelque chose le transforme. Quand
enfant j’allais à l’école primaire, je me souviens avoir fait une singulière
constatation qui me troublait beaucoup. Le visage de la maîtresse au début de
l’année m’apparaissait comme étranger alors qu’après quelques mois, il me
devenait familier. Du coup, je ne la voyais plus du tout de la même manière. Ce
phénomène, qui me déconcertait alors, est très profond. Il n’existe pas de
réalité purement objective. Notre regard transforme ce que nous voyons.
Quand nous portons attention à quelqu’un, simplement, sans préconception, il
nous devient plus proche. Et souvent ce mouvement d’âme suffit à nous
permettre, si ce n’est à l’aimer au sens fort, tout au moins à l’apprécier et
de créer un rapport à lui.
Nous pouvons apprendre à ouvrir notre cœur pour découvrir la beauté propre à
tout être humain.
La douleur de l’isolement généralisé
Il existe une douleur très profonde, qui s’immisce partout dans
nos sociétés : l’isolement. Nous côtoyons des êtres humains mais nous n’avons
aucun plein rapport avec eux. Nous leur disons peut-être bonjour, entrons en
rapport avec eux dans des buts divers, mais sans jamais toucher le sens réel du
lien. Sans sentir un lien autre que d’efficacité ou de politesse distante et
purement sociale.
La méditation sur l’amour bienveillant vise à nous permettre de retrouver ce
lien sans lequel notre existence est terne et douloureuse. Sans laquelle même
la vie est comme éteinte.
Or ce lien n’a pas à être construit, tout être humain est d’avance relié à tous
les autres. Il ne faut pas le fabriquer, mais apprendre à le laisser être.
C’est le sens des remarques du renard dans le livre de Saint-Exupéry. Le petit
prince veut un ami, mais comme lui dit le renard : « On ne connaît que les
choses que l'on apprivoise. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître.
Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il
n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un
ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire ? dit le petit prince.
- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu
loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne
diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras
t'asseoir un peu plus près... ».
C’est étonnant, la méditation sur l’amour bienveillant tient de cette discipline
que propose le renard. Etre juste avec ce qui est, ouvert à lui, sans avoir
d’intentions particulières. Or cette attitude déconcertante en réalité
transforme tout.
Le renard n’aime pas d’avance le petit prince, mais par l’attention qu’ils
s’accordent le lien peut se déployer. Je crois qu’il y a là une grande leçon :
si l’on ne peut forcer l’amour, il importe cependant d’apprendre à lui donner
droit.
Quand ai-je une relation réelle avec un autre être humain ? Quand je le regarde
à distance « objectivement » ou au contraire quand je commence à sentir le lien
qui nous unit ? Et pour ce faire, je suis alors moi-même touché par ce que je
regarde. Voilà ce qu’il nous faut réapprendre.
Une épreuve de vulnérabilité
Mais la chose, je le reconnais n’est pas simple. Evoquer un tel
chemin, c’est d’abord pour la plupart d’entre nous, se confronter à la douleur,
à la difficulté d’aimer. A ces habitudes que nous avons prises pour nous
protéger — mais qui ne font que nous isoler et nous enfermer.
Aimer est un grand défi parce que nous ne pouvons pas le faire sans prendre le
risque de nous ouvrir et de nous exposer. Or cela n’est pas aisé. S’il existe
une méditation sur l’amour bienveillant, c’est parce qu’aimer est réellement
difficile. Il importe d’avoir l’honnêteté de le reconnaître.
Et c’est pour cela qu’il est bon d’avoir déjà un début de familiarité avec la
pratique de l’attention ouverte avant de pouvoir s’adonner à la pratique de la
bienveillance.
Nous sommes tous si blessés de n’avoir pas été aimé ou d’avoir été mal aimé,
que l’amour nous fait peur. Nous préférons une sécurité confortable même si
elle nous cantonne à une existence éteinte et étriquée.
Nous préférons notre orgueil, le sentiment d’être le plus malin, d’avoir
raison, que la faute en incombe aux autres — plutôt que de nous mettre
réellement au travail sur les ronces qui enserrent notre cœur.
Sans que nous en soyons nécessairement conscients, quelque chose en nous se
refuse à prendre le risque de nous dénuder pour laisser droit à l’amour. Car il
est en effet impossible d’aimer sans prendre un risque, celui d’être déçu,
blessé, voire même rejeté. Quand nous aimons, nous sommes touchés. Notre cœur
devient plus sensible. Nous le sentons. Notre poitrine semble même parfois trop
petite pour le contenir. Nous sommes comme sans protection, la chair à vif,
sans peau. Il faut le soutenir.
Combien de gens préfèrent les petites manipulations qui font le quotidien de
nos romans et de nos feuilletons, à cette expérience-là ?
Les deux illusions
La chose est d’autant plus douloureuse que dans la plupart des
discours sur l’amour, ce phénomène est passé entièrement sous silence. L’amour
est présenté comme une félicité complète qu’il faut obtenir.
Première illusion : l’amour n’est pas une forme de félicité abstraite et
irréelle. C’est le même reproche qu’il faut faire à la présentation de la
méditation comme une façon de se déstresser sans effort. La promesse qu’en
pratiquant un petit peu votre vie va changer du tout au tout, que vous allez
ainsi guérir de tous vos problèmes et souffrances est trompeur. Trompeur sur
l’essentiel — c'est-à-dire sur le sens même de l’existence humaine. Car pour
chacun de nous, vivre présente ses joies et ses zones d’ombres. Et tel est le
sens réel de l’existence. Mentir ainsi aux gens est un crime contre leur
dignité.
Deuxième illusion : présenter l’amour, la présence, la joie, mais aussi la
santé, comme une sorte de capital qu’il nous faudrait gérer au mieux. Non la
vie n’est pas un capital. La considérer ainsi, c’est la souiller à sa racine et
nous priver de tout rapport réel à elle.
On comprend alors que l’obsession de tant de gens soit de rencontrer au plus
vite un partenaire — pour répondre à ce nouvel impératif. Mais le point de
départ choisi est alors profondément erroné. Aimer est une aventure magnifique,
mais ne peut pas être un but. Une fois que nous avons rencontré un compagnon,
une compagne, un ami, un mentor, un enseignant, tout le travail reste à faire.
Celui de tisser le lien dans la chair même de notre existence.
Jamais une relation avec une autre personne ne pourra suffire à elle seule à
nous combler. Même l’amour le plus merveilleux ne peut pas être le terminus du
voyage mais est toujours un nouveau chemin qui s’ouvre. L’occasion même de
cheminer.
La relation spirituelle
Tel est le sens aussi du rapport à l’ami spirituel dans la
tradition bouddhique. Il ne s’agit pas d’avoir un rapport de sympathie
abstraite avec quelqu’un de formidable, un être réalisé, un être qui sait
quelque chose. Cette attitude est vaine et puérile. Elle n’est pas si
différente de la midinette qui a un poster de sa star préférée sur les murs de
sa chambre.
La relation avec un ami spirituel n’a de sens que si et seulement si elle
permet d’ouvrir son cœur à un autre être humain qui soit à même de reconnaître
ce geste — et au premier chef parce qu’il n’est pas dupe de nos calculs et de
nos peurs. Un être qui puisse aussi dire quand nous sommes plein d’orgueil,
crispé, incapable d’une véritable générosité.
Qui est prêt à ce risque ? A faire ce mouvement ?
Entrer sur le chemin de l’amour, c’est être prêt à s’ouvrir. Et cet appel est
source d'inspiration car le soulagement qu’il octroie est sans commune mesure
avec aucun autre don, mais il demande à oser se remettre en cause. Qui est prêt
à ce risque ?
La croyance erronée en l’amour idyllique
Je me souviens, lors d’une conférence que je donnais, de la
réaction violente d’une auditrice à mes propos. En colère, elle me dit avoir
toujours vécu une relation d’amour parfaite. Elle n’avait jamais senti la
moindre peur. Et elle ne comprenait pas ce que je disais en évoquant la
nécessité dans une relation d’amour de toujours veiller à ouvrir notre cœur, de
travailler avec ce qui l’obstrue, jour après jour.
Sa colère montrait pourtant combien l’amour était loin d’elle.
Le problème de cette croyance, de la croyance en un amour idyllique, est
qu’elle nie la vérité de notre expérience et nous empêche de la vivre vraiment.
La joie d’être mère, pour prendre un autre exemple, est certes indicible, mais
elle n’est pas sans douleur, elle n’est pas sans remise en question, sans
moment difficile. La peur que le nouveau-né souffre, de ne pas savoir lui
répondre, est profonde. Reviennent aussi parfois à la conscience des peurs
diverses qui peuvent couper la mère de l’amour en elle. Présenter une image
trop rêvée de l’amour est en réalité un acte violent et cruel. La mère qui se
sent malheureuse ou qui est simplement inquiète va se sentir encore plus
coupable de ne pas ressentir ce qu’on lui présente comme étant normal.
Il faudrait beaucoup mieux expliquer que l’amour est d’abord un chemin qui doit
se découvrir, une manière d’ouvrir son cœur, de se dénuder, de reconnaître
l’existence de la souffrance, de retrouver la profondeur des liens qui nous
unissent aux autres et au monde.
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation