A la mémoire de Gérard Godet et de Beverley Webster — qui l’un en France l’autre aux Etats-Unis ont joué un rôle de pionnier, héroïque et magnifique, dans l’implantation du Bouddhisme.
A la fin d’une conférence donnée cet automne où je tentais de montrer le sens de la méditation pour notre monde, un homme d’une cinquantaine d’année, se disant engagé dans la pratique du bouddhisme et versé dans la lecture de Chögyam Trungpa, est venu me parler, furieux des propos que j’avais tenus : « De quel droit vous permettez-vous d’asséner que notre monde refuse la mort, se détourne de l’amour, détruit la terre et menace l’être de l’être humain ? Mon opinion est que nous allons vers toujours plus de lumière et que le règne de la spiritualité commence ! », me dit-il.
Cette remarque touche au cœur de ce qui fait question pour nous tous. Nous voudrions bien que la spiritualité soit une sorte de rêve bleu délavé et rose pâle, de protection contre la souffrance et la violence du monde. On voudrait faire de la méditation une sorte d’assurance ou d’euphorisant pépère. C’est tout à fait contradictoire avec l’enseignement du Bouddha qui vise au contraire à refuser tout jugement sur une fin dernière, et invite le pratiquant à se confronter directement et avec honnêteté à la réalité – car faute de reconnaître l’emprise de la souffrance, toute parole ou engagement n’est qu’un leurre.
La pratique de la méditation ne donne nullement un état de félicité et de paix. Elle nous confronte, avec beaucoup de rigueur et de justesse, à la souffrance et à la confusion. Si les textes évoquent bien un état de paix (shamatha), cet état n’est pas la finalité de la pratique, mais une condition pour que la vue claire se déploie et permette justement de faire l’épreuve de l’ampleur de la souffrance. Cet état, n’est pas un état de « lumière », mais une façon de se poser dignement dans le présent.
La logique du samsara, repose sur le rêve d’un monde idéal, parfait – c'est-à-dire d’un « non-monde ». La colère de cet homme venu me parler est, en ce sens, un signe significatif. C’est en effet inacceptable ! La souffrance est partout présente au point d’être même la première des vérités. Faute de le reconnaître, notre temps rend presque impossible toute transmission réelle. Le désir d’en finir avec la souffrance corrompt tout enseignement authentique. Il cesse d’être un enseignement qui réveille, ouvre les fenêtres de l’esprit, nous fait entrer dans le vaste, nous fait toucher à l’espace libre de toute crispation — mais devient un simple complément alimentaire qui renforce nos mauvaises habitudes et la peur.
Pour court-circuiter cette mécanique, il faut arrêter de rêver ! Car, tant que la réalité n’est pas vue en face, rien de décisif ne peut se mettre en œuvre.
De la spiritualité à la sagesse : la même imposture
La spiritualité qui promet l’âge d’or sur terre développe un projet d’une violence qu’il nous faut reconnaître. Mais en réalité, le discours de notre temps repose, pour une large part, sur la même imposture.
L’idéologie est de cet ordre — elle refuse la réalité au nom d’une construction intellectuelle. Et le temps des idéologues est loin d’être derrière nous.
Même si aujourd’hui commence à dominer la figure des « maîtres » de sagesse. Une promesse à peu de frais d’un bonheur qui n’élève en rien, n’ouvre sur rien, mais reste une forme de narcissisme malheureux et terne. Ces constructions bavardes sont non seulement débiles mais honteuses parce qu’elles empêchent toute analyse réelle de notre situation.
Nous souffrons, pour une grande part, de notre impossibilité à comprendre la violence de notre temps, la violence sociale et éthique qui ronge le cœur des hommes.
Matérialisme spirituel
Le plus surprenant dans les propos de cet homme venu me parler est qu’ils semblaient se fonder sur la lecture des œuvres de Chögyam Trungpa. Or, il n’est pas de lecture plus redoutable que celle-ci ! Il n’y a pas, dans cette œuvre géniale, la moindre place pour le « rêve » et les lendemains qui chantent. Chögyam Trungpa ne cesse de pourfendre le rêve du « matérialisme spirituel », avec une fermeté qui fait souvent de la lecture de ses livres, une épreuve difficile. Il montre sans pitié comment notre temps vit sous le règne de ce qu’il nomme le « soleil couchant » – une ère qui invite à la dépression et au découragement, à la consommation de tout, au refus d’établir un rapport juste aux choses, à l’oubli volontaire de la mort et donc de la vie.
Toute parole de vérité tient ensemble le terrifiant et le salutaire, sans les opposer, sans nier l’un pour préserver l’autre. La méditation, la tradition bouddhiste ne sont pas de ces sagesses qui promettent le même effet qu’un calmant. Il n’y a pas de calmant qui résoudrait tous nos problèmes. Nous n’échapperons ni à la mort, ni à l’angoisse, ni à l’ennui. Nous n’échapperons pas à notre propre bêtise, à notre insuffisance, à notre jalousie, à notre médiocrité. Et notre temps, qui prétend le contraire, favorise un nihilisme macabre qui englue nos gestes et nos pensées. Refuser de le voir, c’est perpétuer cette violence. En être un collaborateur passif.
A l’école de Claude Monet
En vérité, il n’y a de soulagement possible de la souffrance qu’à condition de voir ce qui est comme il est. On passe alors d’un soulagement factice à un soulagement réel – et la différence entre les deux est abyssale ! C’est la même différence qui existe entre les grandes décorations des Nymphéas de Monet et les décorations des galeries marchandes.
A lieu en ce moment à Paris la première grande exposition « Monet » depuis trente ans. Ce qu’il y a de plus frappant dans la vie de ce peintre décisif est la façon dont il s’est sans cesse remis en question pour pousser toujours plus loin son travail. En 1912, alors âgé de soixante-douze ans, il écrit par exemple à son marchand Durand-Ruel : « Plus que jamais aujourd’hui je constate combien le succès immérité qui m’a été fait est factice. J’espère toujours arriver à mieux, mais l’âge, le chagrin ont épuisé mes forces. Je sais fort bien d’avance que vous trouverez mes toiles parfaites. Je sais qu’en les exposant elles auront un grand succès, mais cela m’est indifférent puisque je les sais mauvaises et que j’en suis certain » Or trois ans plus tard, il commence les grandes décorations des Nymphéas de l’Orangerie. Voilà un homme qui ne rêve pas ! Qui sait que le travail doit être repris. Qu’on n’y est jamais assez.
Monet est en rapport d’une manière incroyablement profonde avec ce phénomène : l’être humain n’est jamais installé une fois pour toute dans son être. Il a toujours à commencer : « La tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des Nymphéas : transporté le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité, il aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple reposant de ces eaux stagnantes, et, à qui l’eût habitée, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri… »
Cette « méditation paisible » est l’œuvre de pointe, l’accomplissement d’un homme qui resta une vie entière « sur le motif ».
La violence dont je parle ici, celle de la spiritualité rêvée, celle de l’idéologie haineuse, celle de la sagesse décérébrée prétend que nous pourrions obtenir la paix et l’amour, la sécurité et le bonheur comme on achète un pain au chocolat dans une boulangerie – sans voir que ce désir est une façon de cracher au visage de la vie. Monet montre un autre chemin. Peu importe qu’on le nomme peinture, philosophie, méditation ou poésie… Il s’agit d’être prêt à écouter la nuit respirer.
Alors on pressent qu’il existe un singulier état où un équilibre entre le cœur et le monde est possible. Une possibilité d’entrer dans la joie réelle et ample…
Fabrice Midal L'école Occidentale de Méditation