Si l’on devait répondre en une phrase à la question : « Que fais-tu quand tu pratiques la méditation ? », le plus juste pourrait être de dire : « j’essaie d’apprendre à reconnaître, à laisser être et à m’appuyer sur l’étrange dimension de la non-pensée. »
1. Tout ce que nous pensons nous égare
Vous avez une réunion importante, vous pensez à tout ce qu’il vous faudra
dire, à la façon dont les choses se dérouleront, à ce que vous devrez faire… Et
lorsque la réunion arrive, rien ne se passe comme vous l’avez prévu. En
réalité, rien ne se passe jamais exactement comme nous l’avons prévu. Et nous avons
alors besoin d’avoir de la « présence d’esprit ». Comme cette
expression La présence d’esprit est parlante ! En effet, souvent
l’esprit n’est pas présent ou nous ne sommes pas présent à lui ! Or la seule
manière de développer la présence d’esprit, c’est de faire confiance à la
non-pensée.
La plupart du temps, ce que nous pensons ne fait qu’obstruer la réalité. La
vérité ne se donne à voir que lorsqu’il y a une cessation de la pensée
ordinaire qui teinte tout de son emprise. C’est ce dont témoigne l’expression
du poète William Blake qui qualifie les idées de « menottes forgées par
l’esprit » [1]. Les idées sont effectivement des menottes mentales dont il est
presque impossible de se libérer lorsqu’elles se sont refermées sur nous. Nous
croyons dominer une situation par la pensée alors qu’en fait, celle-ci enferme
la réalité et nous-mêmes dans des cellules isolées et séparées.
2. La méditation et la poésie
La méditation nous permet d’établir un rapport au monde autre que celui donné par les concepts, car, alors nous nous relions à ce qui est — sans travaux d’approche. Directement. Nous essayons d’être présents à nos sensations corporelles, aux pensées qui nous viennent et à notre réaction devant ces pensées, à la façon dont nous les jugeons, les aimons, les refusons… Nous essayons simplement d’être attentifs aux tours et aux détours par lesquels nous nous relions au monde, à tous les événements et au rapport que nous entretenons avec eux. Nous épousons ainsi pas à pas ce qui est, sans chercher à l’envisager par concepts interposés : nous voyons les menottes ; nous n’en rajoutons pas de nouvelles. Telle est la manière de se ! tenir poétiquement au monde, si l’on en croit le peintre Joseph Severn évoquant son ami, le très grand poète Keats :
Rien ne semblait lui échapper, ni le chant d’un oiseau, ni la réponse en sourdine du sous-bois ou de la haie, ni le bruissement de quelque animal, ni les variations des lumières vertes et brunes et des ombres furtives, ni les mouvements du vent - la façon exacte que celui-ci avait d’attraper certaines fleurs et plantes élancées - ni la pérégrination des nuages ; ni même les traits et les gestes des trimardeurs de passage, la couleur des cheveux d’une femme, le sourire d’un visage d’enfant, l’animalité furtive, sous le déguisement d’humanité chez nombre de vagabonds, ni même les chapeaux, les vêtements, les souliers, partout où ceux-ci véhiculaient la moindre indication quant à la personnalité du porteur. [2]
Keats naquit à Londres, (Finsbury Pavement), le 31 octobre 1795 et mourut à
26 ans de la tuberculose. Il était fils d'un palefrenier. Orphelin de père à
dix ans, il perd sa mère à l'âge de quinze ans. Très jeune, il se plonge dans
le monde de la littérature antique comme celle de son temps. Il interrompt des
études de médecine en 1814, alors qu'il a tout juste vingt ans,
« préférant la poésie à la dissection ».
Le portrait qui nous est tracé de lui, nous montre qu’être poète est une
modalité de très grande disponibilité, vivante et pleine d’acuité. Voilà aussi
une description de la pratique de la méditation qui est avant tout une présence
ouverte et soutenue à tout ce qui est et à la dimension même
où les choses se montrent.
La pensée a une vitesse et un pouvoir qui peuvent aisément nous tromper. La pensée nous donne l’impression de pouvoir saisir les choses très rapidement et d’en faire ce que l’on veut. Et l’on se retrouve aisément intoxiqué par ce pouvoir. Or il existe « étonnante dimension de la non-pensée. » En comparaison à la puissance de la pensée, elle apparaît comme étant extrêmement friable, presque instable. Si bien qu’à la différence de Keats, nous n’accordons généralement aucune attention au vent, aux pérégrinations des nuages car nous ne pouvons pas les saisir assez rapidement. Etre en rapport à la réalité demande une patience qui nous semble impossible. Keats s’en rendit bien compte, et en conclu que le poète est l’être le moins ! poétique qui soit, parce qu’il n’est pas isolé sur lui-même comme les autres êtres ! Il est juste sans arrêt ouvert et attentif à tout ce qui est, il est entièrement disponible à ce qui est.
3. La capacité négative
Keats raconte dans une lettre à ses frères qu’un camarade – Dilke – avec
lequel il s’est amusé toute une soirée, lui confia n’avoir le sentiment de son
identité réelle que lorsqu’il se faisait une opinion sûre et certaine à propos
de quelque chose. Nous sommes tous un peu comme Dilke. Or, Keats s’en étonne.
« Dilke n’atteindra jamais la vérité parce qu’il est perpétuellement
entrain de la chercher. » [3] Vous ne pouvez pas atteindre la vérité
si vous la chercher, parce que l’effort que vous faites pour la chercher vous
en sépare.
Et Keats poursuit dans sa lettre :
J’ai eu avec Dilke, non pas une discussion mais un entretien approfondi, sur divers sujets ; plusieurs choses se sont raccordées dans mon esprit, et j’ai été frappé tout d’un coup de la qualité essentielle à la formation d’un Homme d’Art accompli […] — je veux dire la Capacité Négative, je veux dire celle de demeurer au sein des incertitudes, des Mystères, des doutes, sans s’acharner à chercher le fait et la raison.
C’est le refus de cette capacité, de pouvoir soutenir l’incertitude qui nous conduit à refuser la non-pensée et à vivre privé de l’ampleur du réel. Dans la méditation, nous restons sans chercher le fait et la raison, au cœur de ce qui survient. Sans rejeter le doute. Nous perdons du coup le sentiment (illusoire) de sécurité que nous donne habituellement notre agitation. Nous faisons l’épreuve d’un certain inconfort. Nous nous ennuyons parfois. Nous avons mal au dos. Nous nous irritons. Nous avons le sentiment de ne pas y arriver. Mais quoi qu’il se passe nous restons assis sans chercher à fuir ces divers inconvénients. Cette capacité à rester dans l’inconfort et l’incertitude, à ne pas en avoir peur, est la seule possibilité d’être en rapport à la vérité poétique, à être vraiment humain.
L’enjeu de la méditation est de nous défaire de nos jugements, de nos désirs, de nos théories pour entrer dans le mystère ouvert de ce qui est. La poésie nous y aide. Elle nous permet de comprendre ce qu’est la vérité de la méditation.
Mais la méditation vise aussi à donner naissance à un savoir pur et authentique. Or un tel savoir ne se donne que pour autant que nous sommes dans la non-pensée. Etant dans la non pensée, c’est-à-dire dans le fertile espace du non savoir, vous êtes dans le vrai savoir.
La pensée embrouille le réel qui est toujours plus vaste que ce qu’elle peut en dire. La « capacité négative » est un rapport libre à l’usage d’un dogme, d’une doctrine, d’une croyance quelconque. Dès qu’il y a dogmatique, dès qu’il y a pensée, dès qu’il y a ici plutôt que là, ceci plutôt que cela, quelque chose d’essentiel est manqué. Comme le disait Cézanne à Joachim Gasquet : « Les théories perdent les hommes, et il faut avoir une sacrée sève, une vitalité inépuisable pour leur résister. »[4]
Chercher une complète intelligibilité, vouloir tout comprendre, que tout soit parfaitement clair, abîme nécessairement les ressources du présent, tout comme celles de notre cœur et celles de la vie même. Telle est précisément le sens de la pratique de la méditation. Nous abandonnons le projet d’une complète domination de notre expérience. Nous découvrons qu’il y a un savoir plus immédiat que celui forgé par notre peur. Le corps pense, la main pense, le cœur pense… (à suivre)