Voici la première des onze causeries de mon séminaire d'été « Cessez de rêver les yeux ouverts »
«
Il se serait contenté d’une prison. Finir prisonnier — voilà qui serait un but
dans la vie. Mais c’était une cage avec des barreaux. Indifférent, souverain,
le tumulte du monde affluait dans la cage et en refluait comme chez lui, le
prisonnier à vrai dire était libre, il pouvait prendre part à tout, rien du
dehors ne lui échappait, il aurait même pu quitter la cage, il y avait un mètre
entre les barreaux, il n’était même pas prisonnier. »
Franz Kafka, Réflexions…
« L’approche courante adoptée par le moi veut qu’on se haïsse et qu’on adore
son terrain. On n’arrête pas de bâtir son terrain, son territoire. Pourtant, on
se regarde avec dégoût. C’est suicidaire.»
Chögyam Trungpa, Jeu
d’illusion
L’une
des nouvelles les plus saisissantes de Franz Kafka décrit, avec de nombreux
détails, les démarches qu’entreprend un étrange animal pour se construire une
demeure parfaite qui lui permettrait de se protéger de tous les ennemis
possibles et de trouver ainsi la paix. Or cette habitation grandiose n’est
qu’un trou creusé dans la terre. Un trou et une prison.
Cette saisissante image est l’une des plus fortes qui n’ait jamais été faite de
notre condition. Car ce sombre personnage qui creuse sans répit son terrier,
c’est chacun de nous ! Kafka ne raconte pas une histoire, comme le font
d’ordinaire les écrivains. Il décrit les divers efforts que nous effectuons
afin de construire un monde rationnel et ordonné qui permettrait de tenir à
distance l’irrationalité inquiétante des événements et des êtres. Et Kafka,
avec une lucidité fulgurante, montre combien ces efforts, quels que soient les
résultats qu’ils nous permettent d’obtenir, ne font en vérité que nous enfermer
toujours plus durement.
I. Pouvons-nous nous protéger de tout ?
Pourtant,
ce projet semble à première vue parfaitement raisonnable. La réalité n’est-elle
pas angoissante, nous condamnant à supporter nombre de choses dont nous ne
voudrions pas qu’elles surviennent ? N’entrave-t-elle pas bien trop souvent
l’accomplissement de nos désirs ? Aussi, pourquoi ne pas bâtir notre propre
abri ? Sommes-nous vraiment tenus à être dépendants des autres et des
situations extérieures ? Voilà bien ce que chacun de nous, à un moment ou à un
autre, est enclin à penser. Enfin, rester avec soi seul. Ne plus être à la
merci des circonstances. Qui ne voudrait pas en finir avec ce monde instable et
ces autres qui font presque toujours capoter nos plans pourtant si patiemment
échafaudés ? Qui ne voudrait pas être délivré de cette insupportable
incertitude qui signe l’existence c! ommune ?
Redoubler sans cesse
d’efforts : portrait de notre esprit à l’œuvre
Si nous agissons de façon plus ou moins inconsistante, le récit de Kafka
est particulièrement saisissant en ce qu’il montre la logique d’un tel projet
poussée dans ses plus fines conséquences. L’animal du récit est entièrement
absorbé par sa mission ; il s’enferme dans son trou de façon cohérente et
constante. Et pourtant, la sécurité à laquelle il aspire ne lui est jamais
accordée. Il lui faut sans cesse redoubler d’efforts et recommencer ses plans.
Il ne peut jamais s’arrêter.
Le
narrateur se trouve par exemple engagé à faire une fausse entrée destinée à
servir de leurre et transforme le véritable accès en un labyrinthe de zigzags.
Sa construction souterraine se fait de plus en plus complexe, composée de
couloirs, de ronds-points, de galeries et d’une place forte qui, au centre du terrier,
constitue une sorte de « forteresse intérieure » où il pourrait s’enfermer en
cas d’urgence.
En vérité, cette activité fébrile, en son ressort le plus profond et décisif,
vise à libérer le narrateur de son angoisse. « Si tout était enfin sous contrôle,
je n’aurais plus peur ! », se dit-il. Mais voilà en vérité la plus malheureuse
des illusions. C’est précisément elle qui nourrit et renforce l’angoisse. Le
terrier qui devait l’abriter du danger, non seulement n’y réussit pas, mais
d’une part nous isole et d’autre part intensifie notre panique. L’ayant
construit, je ne me sens aucunement rassuré !
Kafka
offre une incroyable description du fonctionnement habituel de notre esprit.
Nous vivons souvent comme cet animal, en creusant notre terrier et en espérant,
qu’à force de recettes et de calculs, nous finirons par être hors de toute
atteinte. Or, nous ne faisons ainsi que perpétuer notre propre emprisonnement.
En construisant notre terrier, loin de nous prémunir de l’angoisse, nous ne
faisons que la nourrir.
Le grand leurre est qu’en cherchant à fuir notre panique, nous ne nous rendons
pas compte qu’ainsi, elle œuvre d’autant mieux en sous-main et conditionne
toutes nos pensées et nos décisions. Nous croyons être libres, alors que nous
sommes entièrement esclaves de notre peur. C’est elle qui dicte nos actions.
Avec
une grande finesse, Kafka souligne que même les moments de calme et de relative
tranquillité qui pourraient sembler rassurants ne le sont nullement. Ils sont
encore plus inquiétants car, nous dit le narrateur, si les ennemis en étaient
avertis, ils auraient le plus facilement raison du terrier et de son
propriétaire. Le moindre signe de détente devient ainsi l’occasion d’une
angoisse encore plus grande.
Il ne faut en rien relâcher nos efforts. Jamais.
Toutes les réflexions que nous pouvons avoir sur la cohérence et la solidité du
terrier, toutes nos attentions, ne font paradoxalement que nous rendre encore
plus inquiets et paranoïaques. La construction du terrier n’est jamais achevée.
Nous ne serons jamais assez en sécurité. Les menaces sont infinies. Il ne faut
jamais baisser la garde. Il n’y a aucune alternative. Aucune issue. Aucune
libération possible.
En un sens, toutes nos activités ont un goût amer. Nous nous engageons dans des
entreprises diverses — pour nous retrouver au bout du compte encore plus
isolés, inquiets et désabusés. Nous commandons un petit déjeuner au comptoir —
nous ne mangeons que notre propre isolement, notre propre angoisse. Le fiasco
est complet. Nous ne faisons que nous enfermer dans une forme d’enfer. Nos
efforts sont toujours à reprendre. Ils ne mènent à rien.
II. S’enfermer dans le moi, moi-même et encore moi (la tentation du solipsisme)
En
réalité, cette situation est d’autant plus terrible que la motivation à
construire son terrier repose sur le fait de considérer l’existence à partir du
seul point de vue du moi-moi-même-et-encore-moi. Rien d’autre que moi n’existe
et tout effort est dirigé dans le but d’assurer, de réifier, d’exalter ce
moi-moi-même-et-encore-moi.
Il y a là une sorte de poison qui tue toute possibilité d’être au service
d’autre chose que de sa propre sécurité. Il n’y a pas pour notre animal de
possibilité d’un quelconque salut extérieur. Il ne peut compter que sur sa
seule volonté — et que celle-ci se nomme Dieu ou "force divine" ne
change rien. Le terrier est une figure de soi-même ; c’est « avec mon front que
mille et mille fois, la nuit, le jour, je me suis jeté contre la terre, heureux
quand ma tête saignait car c’était une preuve que la paroi commençait à devenir
solide. » La souffrance éprouvée devient, paradoxalement, jouissive parce qu’au
moins elle confirme l’intensité et le sérieux de mes efforts. Elle justifie ma
construction. Plus "je" souffre, plus "je" me sens exister
et plus &qu! ot;je" peux me fier à la réalité bien ferme et solide que
"je" suis. L’effort poignant que doit livrer l’animal, qui pourtant
lui coûte et le ronge au point de ne lui laisser aucun répit, devient
paradoxalement le support de sa propre identité. Il est prêt à mourir pour
continuer ainsi à avoir raison, plutôt que de risquer de se questionner et de
s’ouvrir véritablement.
D’ailleurs, comment serait-il possible de s’ouvrir et à qui serait-il possible
de faire confiance ? Nous savons bien que c’est impossible. Ami d’aujourd’hui,
ennemi de demain. Kafka écrit ainsi : « Je me fie à quelqu’un, explique le
narrateur, quand je suis face à face avec lui, mais puis-je encore me fier à
lui quand je ne l’ai pas sous mes yeux et qu’une couche de mousse nous sépare ?
Il est relativement facile de faire confiance à quelqu’un quand on peut le
surveiller en même temps (…) mais de l’intérieur du terrier, du fond d’un autre
monde en somme, je crois qu’il est vraiment impossible de se fier à quelqu’un
du dehors. »
Au fond, l’idéal est de rester seul avec soi-même. Après tout, ne sommes-nous
pas chacun des individus uniques ? Et pouvons-nous véritablement comprendre
autrui ou le monde ? Evidemment non ; donc la seule chose à laquelle je puisse
raisonnablement me fier n’est en définitive que moi-moi-même-et-encore-moi. La
perspective du terrier, c'est-à-dire celle du moi, semble d’une logique
implacable.
On peut, bien sûr, faire semblant
de nous relier à d’autres êtres, mais nous ne les rencontrons alors que dans le
dessein d’en tirer un bénéfice. Nous sentir mieux. Réussir à mieux bâtir notre
terrier.
Malheureusement,
ce projet de clôture sur soi-même n’est pas toujours réalisable ; il est
parfois indispensable de quitter le terrier. Par exemple, le narrateur doit
quelquefois sortir pour s’assurer que son terrier n’est pas menacé de
l’extérieur et surtout il doit chasser pour se nourrir. Ces excursions
suscitent d’énormes problèmes car le narrateur craint alors d’attirer
l’attention et de révéler ainsi où se trouve l’entrée de son œuvre. Le terrier
parfait serait un terrier entièrement clos sur lui-même.
Kafka présente dans cette figure une fantastique image d’un problème que les
philosophes ont nommé « solipsisme » — conception selon laquelle le moi, avec
ses sensations et ses sentiments, constitue la seule et unique réalité dont on
soit sûr. A un moment de l’histoire de la philosophie occidentale (aux
alentours du XVIIe siècle), l’existence et les contours du monde ont commencé à
se dissoudre au point que seul soit demeuré certain ma propre existence.
Pourquoi cet acharnement à établir un monde clos sur lui-même serait-il une
décision de l’histoire occidentale, de l’histoire la plus secrète de l’Occident
faudrait-il même préciser ?
Parce que l’histoire n’est pas seulement la suite des évènements
chronologiques, le passage des différents souverains et des régimes politiques
que l’on apprend à l’école et dans les livres d’histoire. A côté de cette
histoire bien connue, il en existe une autre, plus inapparente mais, en un
sens, bien plus décisive, qui porte sur la conception de l’être même de ce qui
est. Cette histoire nous conditionne d’autant plus qu’elle est inapparente. Ce
n’est qu’en mettant à jour sa trame qu’il nous sera possible d’entretenir un
rapport plus libre à elle.
Kafka est un guide irremplaçable dans ce travail. L’un des plus considérables
que le XXe siècle nous a donné.
Que
s’est-il passé dans cette singulière histoire de l’Occident qui est la nôtre ?
En pensant de façon plus précise la singularité propre de chaque être humain,
on a été conduit à mettre en question l’existence de ce qui lui fait face. On a
ainsi considéré qu’il y avait un « intérieur » en nous (notre conscience) et un
« extérieur » hors de nous (le monde et les autres). L’un est l’espace d’une
certitude – « je pense donc je suis » –, le reste pourrait être une fabrication
d’un « malin génie » et son existence n’est jamais vraiment aussi assurée.
A première vue, cette perspective du solipsisme choque. Comment pourrions-nous
croire que seule notre existence est assurée ? Affirmer une telle perspective
doit être l’œuvre de philosophes plus soucieux de spéculations que de réalité !
Nous faisons chaque jour l’expérience du contraire — à la fois de l’existence
du monde extérieur et des autres.
Voilà pourtant qui n’est pas du tout évident. Nous sommes bien plus convaincus
de la vérité du solipsisme et soumis à sa perspective que nous le pensons. Elle
décide même de la plupart de nos décisions et de nos sentiments. Elle exerce
sur nous tous une séduction irrésistible.
Or, précisément, la grandeur des philosophes n’est pas d’affirmer le
solipsisme, mais de montrer la fascination qu’il suscite à l’âge des Temps
Nouveaux qui s’ouvrent au XVIIe siècle et dans lesquels nous sommes encore
plongés.
Le génie de Franz Kafka est d’en avoir fait l’épreuve de façon abyssale et de
nous montrer ainsi la vérité de notre situation. Il montre les conséquences
concrètes de cette ombre portée sur l’entièreté de notre existence. Nous sommes
ainsi conduits, sans même le vouloir consciemment, à penser que les difficultés
que nous rencontrons, les obstacles que nous affrontons sont des obstacles
intérieurs, c'est-à-dire des difficultés psychologiques. Autrement dit, nous
sommes convaincus que nos problèmes viennent d’un défaut de constitution du
sujet — nous aurions mal développé notre personnalité subjective. Et pour nous,
du coup, la politique est une sorte d’union de sujets isolés les uns des autres
qu’il faut réussir à réunir ensemble.
C’est
aussi ce que montre, à propos de l’amour, l’autre grand penseur des Temps
Nouveaux qu’est Marcel Proust. Au fond l’amour est impossible. Deux êtres ne
peuvent pas se rencontrer en vérité. Chacun est bien trop prisonnier de son propre
désir et enfermé en soi-même pour aimer un autre être humain. Des équilibres et
des compromis sont à construire. Il faut consentir à ce que l’amour ne soit que
la rencontre de deux problèmes psychologiques, c'est-à-dire, fondamentalement,
une forme de malentendu où il n’y a aucune place pour l’amour à proprement
parler.
Nous vivons désormais dans cette atmosphère mais, à la différence de Proust,
avec une fausse naïveté aussi médiocre que cynique.
Notre situation est indécise à force de duplicité : nous rêvons d’un amour
idyllique et dans le même temps, comme tant d’ouvrages, de romans et de films
le décrivent, la quête d’amour est devenue, pour nous, une sorte de chasse. En
effet, dans la logique du terrier, l’amour n’est qu’une question de chasseur et
de proie dans le but de faire tourner les choses à son avantage et d’accomplir
ainsi son potentiel. D’exercer son droit au bonheur et au plaisir. Il existe
pour ce faire des techniques de gestion
des affects efficaces.
Proust ne rêve pas. Il montre les choses telles qu’elles sont pour nous. Il
ajoute que l’illusion amoureuse tient aussi dans le fait que j’attends d’autrui
un salut qui ne peut venir que de moi-même.
Lorsqu’il
lança ses pantoufles à la figure d’Emmanuel Berl, alors tout jeune homme, qui lui
racontait son histoire d’amour heureuse, l’écrivain n’a pas agi en doctrinaire
blessé qui ne veut pas voir sa doctrine remise en question, mais en homme qui
ne veut plus qu’on la lui fasse, en homme soucieux de dénoncer cette manière
dont les être humains, refusant de se confronter à la réalité, décident de
rêver les yeux ouverts.
Proust décrit ainsi la comédie de l’altérité qui cache l’isolement de l’être
humain sur lui-même — isolement dont Kafka présente, lui aussi, une autre
figure concrète et rigoureuse. Tant que nous prétendrons qu’il n’en est rien,
nous n’aurons pas la moindre possibilité de nous en délivrer.
Or,
de façon tout à fait fascinante, les anciens, particulièrement les Grecs mais
aussi les peuples non Occidentaux comme les grandes peuplades d’Afrique ou les
Indiens d’Amérique, n’ont jamais pensé dans cet horizon du solipsisme. Ils ne
se pensaient pas comme des sujets autonomes et séparés du monde. Notre
perspective sur l’existence n’aurait pas le moindre sens pour eux et,
inversement, la perspective qui les guide et les anime nous reste
incompréhensible.
Nous, nous nous vivons et nous pensons, aveuglément, comme des consciences
closes sur elles-mêmes. En ce sens, Proust et Kafka nous dessillent les yeux.
Ils nous montrent ce qu’implique une telle décision, le poids de douleur que
notre prétendu accomplissement nous dispense. L’étrangeté même de ce que nous
prenons pour « vérité universelle ».
III. N'y a-t-il de bonheur que celui de notre hypocrisie ?
Avec
une incroyable finesse, Kafka souligne que le narrateur n’est cependant pas
toujours malheureux de sa situation. Il prend parfois plaisir à contempler ses
propres créations et cette contemplation le met parfois même dans un état de
volupté : « J’éprouve alors pendant un temps une certaine consolation à voir
mes ronds-points libres et mes galeries dégagées ; des masses de viande
s’entassent dans la place forte et répandent jusque dans les plus lointaines
galeries ce mélange de tant de parfums dont chacun me ravit à sa façon ; je
suis capable de les discerner à des lieues. Il vient alors des périodes de
grande paix au cours desquelles je ramène petit à petit mes postes de sommeil
plus près du centre, m’enfonçant toujours plus en avant dans le parfum des
provisions jusqu’à ce que je ne puisse pl! us le supporter et qu’une nuit je me
rue enfin dans la place forte, ravageant mes stocks et m’emplissant jusqu’à
complète ivresse des choses que j’aime le mieux. » ref ?
Le bonheur ici décrit repose tout entier sur de petits calculs visant à
dissimuler l’angoisse de fond que nous cherchons à fuir. Ces calculs, cette
"gestion du bonheur" — qui est le mot d’ordre de notre société — n’a
d’autre finalité que celle de nous assurer
que nous sommes heureux. Nous avons une belle maison, de beaux vêtements, une
belle voiture, une collection de pipes anciennes, des rhododendrons…Nous vivons
des « beaux moments ». En réalité, nous n’avons fait et ne faisons que
construire notre terrier — sans le reconnaître. Nous en sommes heureux. Nos
miasmes nous réjouissent.
A un moment peut-être, nos efforts semblent trop étroits. Nous nous tournons
alors par exemple vers la spiritualité.
Si nous pouvions mettre un peu de Dieu dans tout ça, un peu d’élévation, ne
réussirions-nous pas à établir un terrier véritablement solide ? Adopter une
religion, n’est-ce pas une façon d’avoir sous la main un ensemble de règles et
de dogmes beaucoup plus incontestables que ceux que chacun peut se bricoler
dans son coin ? Ne réussirions-nous pas ainsi à nous élever au dessus de la
masse des êtres humains ? Grâce à la spiritualité, nous pouvons enfin bâtir un
admirable terrier. Etre à l’abri. Hors d’atteinte. Calme. Zen. Beaucoup de gens
cherchent dans une religion ou une idéologie politique — qui n’est qu’une forme
de religion moderne — un soutien dans leur quête de sécurité. Et le terrier
qu’ils proposent ainsi devient un véritable bunker entiè! rement bétonné et
grillagé. Quelle atroce réussite !
Autrement dit, la spiritualité qui prétend apporter la lumière et la liberté
intérieure n’est le plus souvent qu’un kit de construction de super-terriers.
Kafka
est d’une lucidité que quasiment personne n’est prêt à accepter. Nous préférons
des auteurs qui nous distraient et qui nous fassent rêver. Voilà, pour nous, la
spiritualité. Rêver les yeux ouverts ! Au fond, la sagesse n’est, dans cette
perspective, qu’un divertissement un peu plus sophistiqué que les autres.
Et voici même ce que dirait sûrement un des nombreux adeptes de cette
spiritualité triomphante du terrier : Kafka est mort à quarante et un ans en
étant passé par des moments de désespoir, ses écrits témoignent de sa détresse
— pourquoi devrions nous lire un auteur qui fut aussi peu heureux ? N’est-il
pas une sorte de raté ou de pauvre type ? Ne faut-il pas plutôt préférer la
lecture de vieux sages nous invitant à l’amour inconditionnel, ou encore ne
faut-il pas prier des forces supérieures qui accompliront tous nos désirs ?
Oui, il faut se tourner vers le plus élevé. Collectionner des « expériences ».
De telles réussites spirituelles sont exactement ces monceaux de viande que le
narrateur entasse dans le terrier. Comme le souligne Claude David : « Ces
nourritures sont spirituelles ; les désirs sordides ont été laissés sur le
seuil. Et le narrateur peut entonner un hymne à la gloire de ses galeries et de
ses ronds-points, un hymne à ce monde souterrain, qui est sa seule demeure. »
Nous devenons fascinés par les proies que nous avons réussi à stocker dans
notre terrier. Mais il n’y a là rien de réel. Qui espère-t-on ainsi duper ?
Certes, nombre de gens ne succombent pas à la séduction spirituelle, ils
veulent bien lire Kafka, mais comme on lit de la littérature. Inutile de se
prendre la tête avec ces récits, leur finalité est tout simplement de donner un
plaisir esthétique !!!
L’entêtement propre au devoir
Le narrateur, qui au début du récit était motivé par le souci de
créer un monde de complète sécurité, devant le peu de résultat qu’il obtient,
change sa motivation. Il est désormais mû par un sens supérieur du devoir. Il
lui faut continuer son travail, même s’il ne se protège de rien, même si au
fond, il commence à pressentir que ces efforts ne font que lui nuire.
Le terrier est son « château fort » — il est certes un lieu de souffrances,
mais au moins il s’y sent chez lui. Le terrier, c’est lui. Il ne le construit
plus alors par plaisir, mais en reconnaissant bien l’inutilité de son
entreprise. Mais c’est précisément pourquoi il faut continuer à le faire. La
puissance de notre entêtement, quelles que soient les figures d’intelligence
qu’il adopte, est vertigineuse d’hypocrisie.
C’est en ce sens que Kafka a pu écrire cet aphorisme abyssal : « Le vrai chemin
passe par une corde qui n’est pas tendue en hauteur mais au ras du sol. Elle
semble être là davantage pour faire trébucher que pour porter le pied ».
En effet, le chemin que nous prenons en creusant notre terrier ne fait que nous
nuire toujours plus profondément ; or l’absurdité critique de cette situation
fait que cette souffrance devient une raison de plus pour continuer dans notre
fatale course en avant.
Le dernier renversement : un bruit inconnu
A la fin de la nouvelle, Kafka opère un dernier renversement. Le
narrateur commence à entendre dans son terrier un bruit inconnu qu’il qualifie
de chuintement. Il cherche à en trouver la source.
Selon sa première hypothèse, le bruit est causé par de petits animaux qui
vivent dans le terrier. Il commence à creuser des tunnels d’exploration pour
s’en assurer, puis fouille d’une manière de plus en plus anarchique. Le
chuintement ne cesse cependant pas et reste impossible à localiser.
Le constructeur/narrateur arrive, en une seconde hypothèse, à penser qu’il doit
s’agir d’une bête unique et hostile qui s’approche de son terrier pour le tuer.
Tiraillé entre la peur, la volonté de se défendre et la résignation, il attend
l’arrivée de l’ennemi.
Ainsi le monde du réel, dont il pouvait contenir la menace, se met à présent à
l’attaquer : « Auparavant, les opérations abstraites auxquelles se livrait son
esprit étaient dirigées vers la construction d’un terrier parfait et il avait
échoué ; maintenant il s’efforce de calculer théoriquement les mouvements de
l’ennemi, et à nouveau il échoue. »
La nouvelle s’achève par la constatation que la paix en dedans qui devait
apporter le bonheur et la confiance est en réalité oppressive, muette et vide.
Les constructions dont le narrateur était si fier ne sont en fait que des
rêveries irresponsables et folâtres qui l’ont empêché de se préparer à
l’attaque réelle. La protection du terrier l’a trompé ; au lieu de le mettre en
sécurité, elle a affaibli sa capacité de résistance. Le fiasco est complet. La
nouvelle, rédigée six mois avant la mort de l’auteur, est inachevée. Il n’y a
aucune issue.
L’ébranlement salutaire
Le texte de Kafka fait cependant exactement le contraire de son
narrateur. Loin de chercher à nous rassurer, le texte nous bouscule. Dans son Discours sur la langue yiddish,
Kafka souhaite au public juif assimilé, qui s’est installé dans une paix et une
sécurité apparentes, de « recevoir du yiddish un ébranlement salutaire, un choc
durable et donc réfractaire à toute harmonisation. » Voilà ce qui seul pourrait
nous aider. Kafka en appelle à un état de déstabilisation salutaire. C’est en
ce sens qu’il écrit dans une lettre à son ami Oscar Pollack, du 27 Janvier
1904, qu’un livre ne présente de l’intérêt que s’il est « un coup de poing dans
le crâne et qui nous réveille […] une hache qui brise en nous la mer de glace.
»
Pour y réussir, les textes de Kafka sont parmi les rares écrits que nous ayons
qui ne construisent pas de nouveaux terriers, qui ne visent pas à nous
apprendre à en bâtir, qui ne nous invitent pas à rêver, qui même au contraire
nous permettent de voir ce que nous étions en train de faire et comment nous
sommes en train de nous enfermer. Merci Franz Kafka.
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation