Le consumérisme total
L’obstacle
le plus profond à toute entente de la Voie est le règne du consumérisme total,
dans lequel nous sommes si profondément pris.
Ce consumérisme se manifeste sous un triple visage :
Le consumérisme du corps (nous consommons des biens matériels sans jamais être
repus), celui de la parole (nous sommes avides d’idées nouvelles, de concepts,
d’idéologies qui ne font que nous donner le sentiment d’avoir raison ou encore
d’être dans l’air du temps) et celui de l’esprit (nous recherchons à tout prix
à vivre des expériences spirituelles qui, croyons-nous, nous rendront
supérieurs en nous élevant dans un monde idéal).
Le problème est à chaque fois le même. Nous tentons de nous rassurer plutôt que
d’entrer en rapport à ce qui se passe. Cette attitude manque totalement de
générosité ; elle est mue par un état de panique non reconnu. Nous cherchons à
ce que toute chose, tout être, nous donnent le sentiment que nous avons gagné
quelque chose. Et nous sommes chaque fois un peu plus frustrés. La sécurité
recherchée n’est jamais accordée.
Jamais un surcroît de biens, l’élaboration d’une construction idéologique plus
solide ou un rêve spirituel ne nous donnera un véritable sentiment de paix.
La lutte
En
fait, nous nous engageons ainsi dans une lutte incessante. Car en n’obtenant
pas la sécurité voulue, nous intensifions nos efforts.
Cette lutte nous fait adopter des stratégies complexes :
— Nous choisissons une forme d’ignorance qui gèle la situation, et nous avons
alors l’illusion que tout va bien parce qu’en fait, tout est émoussé… Nous
avons décidé de vivre dans notre petit cocon sans vision ni réelle
dignité…Mais, au moins, les risques sont moindres. La douleur est comme
anesthésiée. Cela nous suffit. Nous faisons des efforts constants pour
maintenir cet état et refuser tout ce qui pourrait le remettre en cause.
— Ou encore, nous recherchons un sentiment de confort qui soit le plus
sophistiqué possible… mais les distinctions que nous ne cessons de faire nous
laissent toujours plus insatisfaits tout en nous occupant intensément.
— Nous sommes aussi parfois dans un état de compétition cherchant à être
meilleur que le voisin, vérifiant sans cesse ce que nous faisons en le
comparant aux autres, sans hésiter à nous engouffrer dans une jalousie
intense…L’état de paranoïa, malgré la douleur qu’il génère, nous donne le
sentiment illusoire de dominer la situation.
— Une autre stratégie consiste à chercher à atteindre un idéal de perfection,
de calme et de détente. En réalité, nous ne faisons alors que nous intoxiquer
au sein d’un état d’absorption que nous avons nous même fabriqué. La plupart
des gens confondent cet état avec un état de paix authentique…
— Ou encore, n’obtenant pas une sécurité suffisante, nous nous sentons
appauvris, nous étouffons. La beauté, le sens et la richesse du monde nous
semblent inatteignables et notre frustration grandit. Pourquoi cela nous
est-il, à nous, refusé?
— Nous sommes alors si frustrés que nous ne cessons plus d’être en colère,
vivant un véritable enfer… Nous avons l’impression parfois de nous taper la
tête contre les murs.
Nous passons ainsi d’une stratégie à l’autre, même si parfois nous en adoptons
une plus spécifique pendant des années, voire toute une vie.
S’il existe bien un chemin réel, un chemin qui nous libère de ces diverses
modalités de lutte, il ne correspondra pas à ce que nous voudrions, à notre
quête incessante de sécurité. Il se doit d’être une ouverture beaucoup plus
inconditionnelle à ce qui est.
Dans ce cadre, quel secours la pratique de la méditation procure-t-elle?
Le
sens de la méditation vise précisément à démanteler cette bataille. C’est même
là son apport principal.
Elle dispose pour ce faire de trois atouts précieux :
- La méditation consiste à nous ouvrir sans condition à la réalité. Elle nous
permet ainsi de surmonter le pseudo-héroïsme qui nous fait croire que nous
pourrions nous améliorer, nous changer et qui repose en vérité sur un manque d’amour
envers qui nous sommes. Non pas qu’il n’est pas possible de se transformer,
mais certainement pas à partir d’un ressentiment contre ce que nous sommes. Se
transformer, ce n’est pas avoir un projet, mais faire confiance au mouvement
même de la vie en soi et être prêt à s’y abandonner sans condition.
- La méditation nous révèle le sens le plus pur de la générosité ; se donner
sans condition à ce qui est… ne rien attendre, ne pas chercher à acquérir ni
des expériences ni des gratifications. Juste donner de l’attention
gratuitement. Remarquez qu’il en est de même dans la vie de tous les jours. Si
vous voulez aider quelqu’un, le plus beau cadeau que vous puissiez généralement
lui faire, n’est pas de lui donner des conseils mais de l’écouter réellement avec
attention et une présence bienveillante.
- Enfin la méditation nous permet de surmonter la dichotomie artificielle entre
intérieur et extérieur, entre soi et les autres, entre objectivité et
subjectivité. En pratiquant nous sommes tout autant en rapport à qui nous
sommes qu’en rapport à la réalité. Le monde devient ainsi plus profondément
poétique.
Nous découvrons alors que la cause de notre enfermement est notre désir
incessant de gagner quelque chose.
A partir du moment où l’on se pose cette question — que vais-je gagner?—, la
situation est d’une certaine manière corrompue. Si, quand vous rencontrez
quelqu’un, vous vous demandez ce que vous allez gagner, vous ne verrez plus
réellement la personne en face de vous.
Ce qui peut nous guérir de cette approche si frustrante sur le long terme,
c’est la générosité : être prêt à faire quelque chose pour rien, donner et se
donner pour de bon. Tel est le sens le plus juste de la méditation.
Quelle conception vous faites-vous de l’ego?
Ce
qu’on nomme "ego" est précisément ce mouvement de crispation dans
lequel on est pris sans répit — et qui dépend des trois visages du consumérisme
et des six mondes dans lesquels nous sommes emprisonnés, tournant de l’un à
l’autre comme un rongeur dans sa cage. Plus nous voulons nous libérer, plus
nous nous enfermons. Toute lutte pour sortir de l’ego est un jeu de l’ego ! Abandonner l’ego, c’est abandonner
la lutte. Cela ne peut se faire que sans condition. Quand vous
méditez, vous apprenez qu’il existe un autre monde que le jeu de l’ego.
Car on ne peut pas saisir l’ouverture, on ne peut pas la fabriquer, on peut
juste consentir.
J’espère que vous voyez l’étrange confusion qui règne sur cette question de
l’ego. Pour la plupart des gens, l’ego désigne le sentiment de se sentir bien,
de se sentir quelqu’un d’important. Mais cela n’a strictement rien à voir avec
ce dont nous parlons.
L’ego dont nous parlons se manifeste tout aussi bien par le sentiment d’orgueil
que de haine de soi.
Se dénigrer, se méjuger, penser qu’on est incapable, qu’on n’est pas à la
hauteur est une manifestation de l’ego — tout aussi problématique que
l’orgueil.
Il arrive que l’on soit très content d’un travail que nous avons fait, ou
encore que nous soyons touché d’un remerciement et que cela nous détende profondément.
Il n’y a là rien, mais absolument rien de problématique. Je crois important de
lever cette mécompréhension. Il est même très sain de reconnaître nos capacités
et qualités.
Je dois dire que parmi les gens que je rencontre et qui s’essaient à la méditation,
il y a tout autant de gens qui s’arrêtent sur leur chemin parce qu’ils sont
aveuglés par leur arrogance, que parce qu’ils ne se sentent pas à la hauteur.
C’est sans doute là les deux obstacles principaux, la raison qui fait que tant
de gens qui ont un jour touché à la délivrance qu’offre la pratique de la
méditation y renoncent.
Les premiers préfèrent la médiocrité de leurs élucubrations — qui ont parfois
un certain style !— plutôt que de s’abandonner pour de bon et reconnaître qu’il
existe un chemin qu’ils doivent suivre mais qui demande efforts et remises en
question.
Les seconds préfèrent vivre dans le confort d’un monde éteint, sans relief et
sans vision, plutôt que de risquer de s’abandonner. Ils affirment alors que le
chemin est trop grand, trop difficile, trop élitiste pour eux. C’est une forme
de lâcheté.
Que doit-on alors apprendre?
Nous
cherchons à vivre heureux et nous nous enfermons dans des schémas
comportementaux qui nous empoisonnent et nous empêchent précisément d’être
heureux.
Et au lieu de prendre le problème avec courage et honnêteté, nous préférons
rejeter la faute sur le dos des autres, de notre mari ou de notre épouse, de
notre travail, de la société ou encore — et cela ne change rien — de notre
propre insuffisance.
Puis nous rêvons à ce qui pourrait bien se passer !
Voilà ce qu’il faudrait arrêter si nous voulons entrer dans cette voie.
Il n’est presque aucune situation où il n’est pas possible d’entrer dans la
plus haute humanité et la plus juste générosité.
Si je décris ainsi le mécanisme de ce cercle vicieux de l’ego où nous sommes
enfermés, la bataille que nous livrons jour après jour, ce n’est pas par
cynisme mais parce que telle est la seule possibilité d’entrer dans le chemin.
Reconnaître que notre existence est un fiasco. Sans cela, rien n’est possible.
On ne peut pas pratiquer la méditation comme on va nager à la piscine ou fumer
une cigarette.
Le chemin commence quand nous réalisons que, oui, vraiment, nous sommes tout à
fait loin du compte. Que nous voulons vraiment que quelque chose change. Que
notre vie s’ouvre réellement. Qu’il n’est pas de raison d’être ainsi malheureux
et à côté de la vie.
Le chemin est décrit dans les textes comme le fait que nous ne sommes pas
encore vraiment des êtres humains et qu’il nous faut le devenir grâce à la
méditation qui court-circuite ces absurdes stratégies qui nous rendent peu
libres et peu dignes. Nous vivons en effet souvent comme des animaux.
Chez les tibétains, « animal » se dit « ceux qui ont la tête penchée, qui se
tiennent à quatre pattes ».
Etre humain, c’est être droit.
Tant que nous vivons prisonniers de nos stratégies consuméristes, nous sommes
bien peu humain. Les textes tibétains ne pensent cependant pas du tout l’être
humain comme un « animal rationnel », et donc l’être humain comme ce qui se
détache de l’animalité par la raison.
Ils font une description beaucoup plus juste, me semble-t-il,
phénoménologiquement. Etre humain, c’est se tenir dans la droiture. Ce que la
posture de la pratique de la méditation nous apprend.
Autrement dit, nous ne devenons humains qu’en reconnaissant ce qui nous empêche de l’être…
Oui,
en sachant que nous ne le sommes pas encore. Ceux qui croient qu’ils le sont
déjà, s’illusionnent — ils préfèrent leurs rêves. Autrement dit, personne ne
peut être vraiment humain sans avoir reconnu le monstre.
Durant le séminaire de cet été, j’aborderai plus avant cette question.
Qu’est-ce qui fait que le monstrueux est à l’œuvre? Comment le reconnaître?
Comment le surmonter? Comment le transformer? Comment ne plus en avoir peur?
C’est tout le paradoxe : penser être à l’abri du monstre, c’est ne pas être
humain !
Cet été sera un peu l’aboutissement d’un travail de cinq années, jalonné par
cinq thèmes : Méditation
& Action, La
Beauté sauvera le monde, Le
Pur Amour (qui a donné naissance chez Albin Michel au livre « Et si
de l’amour, on ne savait rien? » ), Entrez
dans la Confiance, Le
sens Authentique de la Relation (Il reste bien du travail pour
éditer ces séminaires !). Ces enseignements ont permis de montrer le chemin en
partant de l’expérience qui est la nôtre en Occident aujourd’hui.
Chaque année, j’ai tenté de repenser le sens de la méditation en dessinant
autrement les contours du chemin. Ainsi en une semaine, chacun peut avoir un
aperçu de ce qu’est la méditation, mais aussi du sens du chemin que peut ouvrir
cette pratique dans la vie quotidienne de chacun.
Chaque séminaire s’est fait en travaillant à partir d’une langue qui ne
s’appuie sur aucun jargon — y compris bouddhique — .
En me mettant ainsi à l’écoute des poètes, des écrivains et des penseurs, j’ai
cherché à ancrer le sens de la méditation dans le plus concret de notre
existence (et ici l’exemple de Chögyam Trungpa présentant la voie sacrée du
Guerrier n’a cessé de me guider et de m’inspirer).
Qu’est-ce qui, en effet, peut faire chemin pour nous?
Entrer dans la beauté de manière à ce qu’elle sauve le monde
Entrer dans le pur amour…
Entrer dans la confiance - le manque de confiance à tous les niveaux de notre
société, à tous les niveaux de notre existence est bien ce qui empêche le
déploiement libre de la générosité — .
Reconnaître le sens authentique de la relation dans toutes les situations de
notre vie.
Cet été je voudrais aborder un des angles les plus difficiles et parfois même
insoutenables qui soit : le monstre.
Le monstre en nous, le monstre que nous sommes, le monstre de la société, le
monstre parfois qu’est notre confrère, notre collègue ou encore notre conjoint…
Et bien sûr, le monstre non reconnu comme tel, et par là encore plus terrifiant
!
Il me semble que le chemin n’a de sens que pour autant qu’il soit vraiment à
même de nous mettre en face du négatif sous tous ses visages.
Que peut-on faire du négatif — s’en débarrasser? le nier? le rejeter?
Toute
tentative de fuir l’effrayant ne nous aide aucunement. Il faut s’y confronter…
mais comment faire?
C’est un vrai défi pour moi qui me force à faire un travail que je n’avais pas
encore fait, un travail pour voir où j’en suis sur cette question…et qui
devrait rendre le séminaire une aventure passionnante.
Cesser de rêver les yeux ouverts pose la question de la catastrophe. Que
fait-on de la catastrophe? Comment s’y confronte-t-on?
La méditation est appelée ici à son sérieux le plus haut — comme la manière la
plus digne et la plus haute d’avoir le courage d’affronter le négatif, sans
chercher de consolation.
En effet, ma conviction est que toute forme d’explication, toute forme de
consolation est un leurre.
Si vous aimez quelqu’un, vous ne pouvez pas vraiment expliquer pourquoi vous
l’aimez. Si vous aimez un morceau de musique vous ne pouvez pas pour autant
l’expliquer, même si vous pouvez bien dire des choses à son propos.
Attention cependant à être ici très précis : Ne pas être consolé ne veut pas
dire pour autant ne pas être soulagé. Le soulagement est l’espace dans lequel
nous ne sommes plus prisonniers de la souffrance, tandis que la consolation
chercherait à nous débarrasser – artificiellement — de la souffrance, à faire
comme si elle n’existait pas.
Le sens du chemin, le sens de la méditation consiste à nous permettre
d’apprendre à habiter l’espace de la souffrance de telle manière que nous en
devenons plus humain… L’être humain véritable est celui qui accueille
réellement quelque chose du monstre — et d’abord de ce monstrueux qui vient le
visiter.
Tandis qu’à l’inverse le monstrueux consiste à ne pas entrer en rapport avec la
souffrance, à refuser d’établir un rapport au monstre.
Vous souhaitez donc affronter dans ce séminaire la folie monstrueuse propre à notre temps?
C'est
ainsi qu'on cessera de rêver les yeux ouverts et le sens authentique de la
méditation pourra apparaître comme une source de vie féconde et réelle.
Cela fait longtemps que je voulais entrer dans un tel travail. J’ai souvent
évoqué le sens de la dévastation. Cet été, je vais essayer d’affronter cette
question en m’appuyant sur quelques textes de Franz Kafka — qui offre l’une des
plus intenses, des plus fines et inouïes descriptions de ce qu’en langage
bouddhiste on appelle le fonctionnement de l’ego, et qu’en langage moderne on
pourrait appeler le visage très singulier de l’effroi.
Kafka parle sans chercher de consolation mais en touchant une lucidité qui est
un soulagement d’une dignité éblouissante. En partant de Kakfa nous allons
pouvoir travailler et dire, je l’espère, des choses un peu moins vagues que le
prêchi-prêcha auquel la spiritualité est souvent trop contrainte.
Cesser de rêver les yeux
ouverts — devrait être l’occasion de faire le point sur le sens le
plus profond de la spiritualité, si souvent travesti ou tout au moins dilué au
nom d’une prétendue capacité limitée des hommes et des femmes de notre temps.
J’ai toujours cru que nous étions à une époque où nous devions déployer le sens
le plus profond et le plus radical du chemin. C’est ce qu’ont fait les poètes —
de Rimbaud à Paul Celan ou Cummings — , les peintres — de Cézanne à Pollock ou
Barnett Newman — et que nous devons faire à propos du sens de la spiritualité
—délivrée de l’aspect religieux, dogmatique, conformiste, institutionnel ou encore
facile.
Je crois qu’il faut parier pour la grandeur et l’intelligence des êtres
humains.
Il faut tenter de dire l’essentiel du chemin. Comment le repenser à neuf?
Comment éviter cette terrible méprise qui fait que la spiritualité flirte si
souvent avec le vague, le confus, cette forme de médiocre consolation… et non
avec la plus haute exigence qui éclaire en retour le sens et la vérité tout
aussi bien de la politique (au sens où l’entend par exemple Péguy, qui pense
que la vérité de la politique est la mystique qui devenant politique, puis
compromis, puis compromission ne fait que se trahir), de tout art ou de toute
éducation réelle…
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation