Cette phrase est sans doute la plus connue du Bouddha. Et pourtant, nous identifions encore aujourd’hui l’enseignement du Bouddha à une forme de sagesse et de recherche d’une paix intérieure un peu abstraite. Or l’enseignement du Bouddha nous enjoint au premier chef à entrer dans l’amour ! C’est un tout autre enjeu ! Un risque bien plus grand et plus beau.
L’amour comme non-violence : l’exemple du roi Ashoka
L’un des plus célèbres exemples de l’influence de cet enseignement du Bouddha est la conversion du roi Ashoka. Celui-ci vécut en Inde au troisième siècle avant J.-C. C’était un monarque assoiffé de pouvoir qui s’était engagé dans de nombreuses guerres. Or, un jour qu’il traversait un champ de bataille, devant la masse de cadavres, il fut pris d’un remord infini. Il lui était à présent insupportable de penser aux souffrances qu’il avait causées, aux carnages qu’il avait provoqués, aux familles qu’il avait décimées.
Rencontrant un moine bouddhiste paisible, il fut frappé : « Pourquoi cet homme, qui ne possède rien, vit-il dans le contentement alors que moi qui possède tant, je me sens misérable et toujours insatisfait ? »
Il l’interrogea et décida de suivre son exemple. Il prit à cœur l’enseignement du Bouddha et déclara qu’il n’irait plus jamais brandir ses armes ni faire aucune guerre et qu’il souhaitait au contraire favoriser la non-violence, la pratique de la bonté et de la douceur. Il fit ce qu’il dit et transforma son royaume, devenant ainsi l’un des hommes d’Etat les plus respectés d’Asie. Son exemple nous montre que la conquête la plus importante n'est pas celle du territoire mais celle de la tendresse du cœur. Obtenir la piété (dhamma vijaya) est la victoire suprême. Cette révolution mentale et spirituelle fut le résultat de sa conversion au bouddhisme et c’est dans l’Histoire un rare exemple d’un conquérant converti au sommet de sa gloire et de son pouvoir. Alors qu’il avait encore la force de continuer ses conquêtes territoriales, il renonça à la violence.
L’amour est une réponse à la haine : le pouvoir de la compassion
En quoi ce retournement éclaire-t-il le sens profond de l’amour?
En nous montrant que l'amour n'est pas un sentiment douceâtre, un émoi plaisant, mais une arme juste contre la haine. L’amour seul peut mettre fin au cycle de la violence. Cette expérience va à contre-courant du comportement habituel selon lequel il faut répondre au mal par le mal, à la haine par la haine — comportement dans lequel nous nous disons qu'il faut être le plus fort, le plus écrasant, le plus solide et le plus puissant. Or comme le montre l’exemple d’Ashoka, la haine suscite toujours davantage de haine et nous rend toujours plus insatisfaits. Le plus surprenant pour nous dans cet enseignement, est qu’il ne repose pas sur un appel à mieux agir, sur une maxime de morale, mais sur une description de la réalité même. Le Bouddha ne condamne pas la haine parce qu’elle serait du côté du mal, mais parce qu’elle ne réussit pas à accomplir ce qu’elle prétend. En suivant la haine, nous faisons une erreur de jugement. Voilà que commence à s’articuler la pensée très singulière du bouddhisme sur l’amour — loin d’en faire un sentiment, il la relie à la question même d’une compréhension juste et claire de la réalité.
La haine est le refus de l’être quand l’amour en est l’acquiescement
Qu'est-ce que la haine ? C’est le refus que quelque chose soit. C'est dire « non », empêcher ce qui est, vouloir le détruire.
Au contraire, l'amour consiste à dire « oui » et à chérir ce qui est. Aimer, c’est accepter que l’être considéré soit, qu’il puisse même être le plus pleinement ce qu’il est. C’est faire tout ce qu’il faut pour qu’il soit accueilli, invité à être tel qu’il est.
Et en effet, nous n'aimons pas vraiment tant que notre amour est conditionné, et que nous voulons que l'autre corresponde à ce que nous voulons qu’il soit et non à ce qu’il est, lui, véritablement.
La haine empêche la croissance quand l'amour laisse la possibilité à ce qui est de se manifester pleinement. L'amour est le désir que ce qui est croisse et il demande en ce sens une fine intelligence. Ce n’est pas un « oui » statique. Une mère peut par exemple dire « non » à son enfant pour lui laisser la possibilité de déployer son être. Un parent qui dit toujours « oui » à ses enfants sans jamais leur dire « non » ne leur dit pas un vrai « oui », un « oui » qui les invite à croître.
Le « oui » qui aime doit pouvoir dire « non ». Il y a ainsi une intelligence primordiale de l’amour qui dit « oui » parce qu’il voit pleinement ce qu’est l’être afin qu’il grandisse. L'amour en tant qu'il dit « oui » voit ce que la personne est et sait ce qui est juste pour elle.
Un livre récent de la psychanalyste Claude Halmos s'intitule étrangement L'amour ne suffit pas alors que l'amour suffit au contraire absolument parce qu'il ne peut pas y avoir davantage que l'amour pour être. Si l'amour ne suffisait pas, nous ne pourrions pas vivre humainement. De ce point de vue, le titre de cet ouvrage est un signe que nous ne savons plus grand chose de l'amour et pose une question importante.
Dans une réunion récente à laquelle j'ai participé, certains soutenaient que l'amour a besoin d'intelligence, sinon il peut nous égarer. A première vue, cela semble évident. Mais comment peut-on concevoir un amour qui ne sait pas ? La chose est toute simple. Quand vous vous sentez aimé, vous vous sentez reconnu, vous vous sentez compris. C'est donc que l'amour voit la vérité de l'être. L’amour est même l’intelligence de l’être. Comment en est-on arrivé aujourd'hui à croire que l'amour est un sentiment sans intelligence ? Cela révèle une très profonde ignorance de la vérité de l’amour — ignorance qui cause nombre de nos souffrances.
Répondre à la haine
Mais la phrase du Bouddha nous dit quelque chose de plus radical encore : la haine, nous ne pourrons pas nous en déprendre, il nous faut l’accueillir. C'est l'amour qui sauve de la haine, non parce qu’il la fait disparaître, mais parce qu’il la reconnaît. On ne peut se battre contre la haine qu’en l’aimant, qu’en la regardant telle qu’elle est chaque fois qu'elle survient. Tel est le propre même de cette présence que l'on cultive dans la pratique de la méditation. Nous apportons de la clarté à ce qui est — et donc nous reconnaissons la haine, là où la tendance habituelle est de faire semblant qu’elle n’est pas là ou de réagir contre elle.
La méditation ne consiste donc pas à chasser la haine et la colère mais à les considérer enfin pour de bon. A les voir sans aucune naïveté. C’est ainsi et ainsi seulement que nous les désarmons.
Si par exemple vous avez mal à l'estomac, prenez soin de votre estomac et ne vous mettez pas en colère contre lui.
Si vous êtes parent et que votre bébé pleure, vous ne vous mettez pas en colère contre lui, mais vous le prenez dans vos bras et vous lui parlez car c'est la manière qu'il nous faut développer pour le rassurer.
Il faut faire de même avec les aspects les moins reluisants de soi comme avec les aspects les plus effrayants de la réalité.
Reconnaître le jeu de l’amour et de la haine
Cette approche surprend car elle est profondément inhabituelle. Nous adoptons la plupart du temps des attitudes plus tranchées : nous méfier des états négatifs, chercher à les rejeter, à les maîtriser ou à les faire disparaître. Et nous espérons que la pratique de la méditation nous y aidera. Or cette attitude, nous dit le Bouddha, est erronée. L’approche bouddhique reconnaît que l’amour comme la colère sont en nous, l’une embrasse l’autre. C’est une potion amère : nous devons renoncer à avoir une image édulcorée de nous-même.
Le chemin, loin de nous délivrer de la haine, nous y confronte en nous mettant d’abord face à notre propre haine. Rejeter la haine ou la nier — ne fait que la favoriser ! Il faut apprendre à la reconnaître avec clarté. A l’aimer ! Voilà le vrai défi.
Personne n’est tout entier sans haine et sans colère. Tant qu'on ne l’admet pas, on se condamne à rêver les yeux ouverts et le discours spirituel ou psychologique qui parle de l'amour sans parler de la haine nous égare pour cette raison. Nous devons faire la paix avec notre propre haine. Nous devons la reconnaître et l’apaiser. La phrase du Bouddha est inouïe parce qu’elle pense de manière absolument non duelle : elle nous invite à reconnaître pleinement la haine qui est en nous et non à tenter de nous en débarrasser. Il faut prendre la haine avec amour et y consentir pour développer un rapport de présence avec elle.
Je crois que là réside l’une des grandes leçons de la pratique de la méditation
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation