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Comprendre : entretien avec François Fédier

Blog de : fabrice

Pour ce billet du mois de février, il m’a semblé bénéfique de donner la parole à François Fédier qui viendra diriger avec moi, au mois d’Avril, le prochain séminaire de L’école Occidentale de Méditation. C’est un grand moment pour nous tous et aussi une très grande joie. François Fédier est un philosophe au sens le plus éminent du terme. Il a bien connu Martin Heidegger dont il est l’un des plus principaux traducteurs. Mais son importance vient du fait que loin de gloser sur Heidegger, il a repensé à neuf ce qui est en jeu dans son œuvre à savoir au premier chef, notre monde. De manière tout à fait inobjective, je pense qu’il est presqu’impossible de savoir ce qu’est l’épreuve de la pensée, ou de savoir ce qu’est la philosophie tant que l’on a pas vu François Fédier au travail. Personnellement, comme je l’ai à plusieurs reprises dit, c’est à François Fédier que je dois d’avoir appris à lire et à écrire, de pouvoir aujourd’hui écrire les livres que j’ai publiés …

Qu’est-ce qu’un séminaire et quel type de travail nous y est-il demandé ?


Avant tout, j’aimerais que ces séances que nous allons passer ensemble le soient dans une atmosphère de séminaire. Un séminaire, le mot même, a à voir avec les semences. Nous allons donc semer ensemble en espérant voir apparaître quelque chose, à partir de la possibilité qu’offrira la situation. Or la situation dont j’aimerais partir est celle de l’ignorance parfaite. Evidemment ce n’est pas possible ! Mais nous allons tout de même pouvoir nous en approcher. L’idée est en effet de partir d’un bout de phrase de Platon écrite en grec, sachant que peu d’entre nous savent le lire. Il nous faudra donc d’abord essayer de comprendre comment cette phrase se fabrique et se tient en grec. Ensuite, nous tâcherons d’entrer dans le sens des mots. C’est un peu comme si nous entrions dans l’eau pour apprendre &a! grave; nager. Nous poursuivrons ainsi pour arriver à lire la phrase entière. Cette phrase de Platon est probablement l’une des plus importantes de toute son œuvre. Il y explique comment l’on comprend. Dans cet exercice que nous allons faire ensemble, nous tenterons d’arriver à comprendre ce que c’est que comprendre. Or nous avons pour ce faire une très précieuse indication de Platon lui-même. Evidemment, on ne peut jamais être sûr que les choses vont aboutir. Ce qu’il y a à comprendre est si simple qu’on échoue souvent à le voir.

Y a-t-il un travail préliminaire à fournir pour se préparer au mieux à cette aventure ?


Il faudrait, en effet, que les participants se familiarisent avec le déchiffrage de l’alphabet grec, avant d’arriver. Nous gagnerons ainsi du temps. Rien de plus, surtout. N’allez pas lire tout Platon, ni même la lettre VII dont est tirée la phrase. Tout le monde sait déjà beaucoup trop de choses. Il faudra d’abord commencer par éliminer ce que nous croyions savoir.


Et vous-même, comment vous y êtes vous préparé ?


Tout simplement en y pensant tout le temps !


Comment les choses vont-elles se dérouler ?


Il y a dans mon esprit une première étape qui devrait occuper le premier jour et qui concerne ce bout de phrase. Encore une fois, tout dépend à quel rythme les choses apparaissent. La deuxième étape qui ne sera donc pas nécessairement le deuxième jour,  nous fera entrer plus avant dans le sens de la phrase entière. Ensuite, dans une troisième étape, nous tâcherons de voir quelque chose de très fondamental chez Heidegger. Enfin – l’idée de la cerise sur le gâteau – nous nous interrogerons sur un point qui intrigue beaucoup de gens, à savoir la phrase tirée du dernier entretien d’Heidegger, publié le lendemain de sa mort, et qui dit : « il n’y a plus qu’un dieu qui puisse encore nous sauver. » Comprendre cette phrase revient en partie à comprendre que comprendre cette phrase, ce n’est! pas du tout ce que l’on croit. Ce n’est pas quelque chose de banal. Ce n’est pas non plus quelque chose d’incompréhensible. Ce n’est pas un renvoi aux calendes grecques, du genre « après nous le déluge »... Ce n’est pas ça du tout ! C’est quelque chose de tout à fait précis qui est dit. Il ne s’agit pas de le deviner mais bien de le comprendre. Lorsqu’on y parvient, cela devient évident, aussi évident que les motifs présents sur cette nappe. Mais nous verrons où nous mènera ce séminaire et de cela, on ne peut jamais le décider par avance.


Comment se passaient les séminaires avec Heidegger ?


Les circonstances étaient différentes puisque les participants étaient tous des philosophes « de profession », pourrions-nous dire. Il y avait donc tout un ensemble de choses qui étaient implicitement requises, bien que souvent cela donnait lieu à des malentendus ; Heidegger disait quelque chose en pensant que tout le monde voyait de quoi il parlait et, au bout d’un moment, l’incompréhension apparaissait et il devait alors tout réexpliquer. Mais c’est précisément cela le séminaire ! Celui qui y assiste, entendant quelque chose qu’il n’est pas sûr d’avoir compris, interrompt le cours pour qu’on s’explique. C’est une chose que faisait de manière très vive et attentive Heidegger. Il tenait beaucoup à ces interruptions en direction d’un éclaircissement. C’est d’ailleurs bien normal. Perso! nne n’est là pour frimer, pour montrer qu’il a tout compris et qu’il est très intelligent... C’est une perte de temps. Les séminaires avec Heidegger étaient pour cette raison extrêmement intéressants. Dès qu’une question était posée, la traduction s’interrompait. Heidegger parlait en allemand mais écoutait avec la plus grande attention la traduction française de ses propos et l’arrêtait lorsqu’elle lui semblait problématique ou pas assez claire. Chacun intervenait alors pour essayer de dire les choses au mieux. Heidegger écoutait et nous demandait souvent d’expliquer davantage ce que nous comprenions. Il y avait donc tout un travail de passages continuels. On voyait là à l’œuvre tout ce qui est en jeu dans le fait même de comprendre.

Encore une fois, l’enjeu de ce séminaire est d’arriver à comprendre ce que c’est que comprendre – et que nous le comprenions vraiment ! Une fois que nous l’avons clairement en tête, bien des choses basculent. C’est très important. Mais je ne peux pas en dire plus...


Pourriez-vous préciser, sans vendre trop la mèche, ce que vous entendez par « comprendre » et ce qui est en jeu sous cette notion ?


Comprendre a à voir avec tout, c'est-à-dire avec la manière dont l’ensemble de ce qui nous concerne s’articule. C’est précisément sur ce point qu’entendre et comprendre diffèrent par exemple. Tu peux entendre le mouvement d’un quatuor de Beethoven et le trouver sublime, mais tu le comprends quand tu le vois dans l’ensemble de sa musique et même de la musique en général. Dans le comprendre, les choses se mettent, en quelque sorte, à jouer ensemble et elles deviennent alors formidablement intéressantes. En ce sens, le postulat (pour ne pas employer le terme de croyance) philosophique par excellence est qu’aucun être humain en tant qu’être humain n’est indifférent à la compréhension. Il ne peut parvenir à être heureux isolé dans son coin.

Malgré cette intimité du comprendre et de l’être humain, le comprendre reste pourtant éloigné, principalement en raison des schémas tous faits de pensée. Je suis frappé par exemple de voir à quel point la pensée scientifique nous installe quelque part où nous sommes au minimum dans le brouillard. Elle donne paradoxalement l’impression que tout est tenu et sûr, parce qu’une schématisation incroyablement solide est à l’œuvre. Ainsi, toute explication devient dans ce schéma une explication causale. D’ailleurs aujourd’hui, toute explication n’est plus envisagée que dans ce cadre, pourtant très étroit.  L’idée même de dire quelque chose en dehors de ce cadre devient insensée. La science s’est ainsi constituée en privilégiant un type de compréhension qui, ! désormais, nous apparaît comme le seul possible. Or, à mon sens, il n’y a rien de plus essentiel pour nous que d’arriver à saisir que la science est bel et bien un moyen de comprendre mais que ce moyen est très restreint. Heidegger nous est ici d’une grande aide. J’aimerais arriver à montrer cela durant la deuxième partie du séminaire. Qu’a fait voir Heidegger ? Qu’a-t-il ouvert ? Je me souviens d’ailleurs d’une remarque que l’on m’a faite récemment. Quelqu’un me disait se méfier des explications « mono-causales ». J’allais évidemment dans son sens en lui faisant toutefois remarquer que la science est au fond la plus formidable explication « mono-causale ». Or ceci, il n’arrivait pas à le voir. Il est très étonnant de remarquer comment on peut être au bord de la compréhension et à ce moment s’arrêter. QuR! 17;est-ce qui nous arrête ? Il y a un pas à faire.

Pour travailler cette question du comprendre, nous allons lire un texte et, en le lisant, réapprendre en quelque sorte à lire. Le rapport entre comprendre et lire est évidemment essentiel, mais dans quelle mesure pouvons-nous dire que nous ne savons pas lire ?


C’est une question à laquelle je pense en ce moment – depuis presque une semaine. Maintenant, que signifie « nous ne savons pas lire ? » Nous ne savons pas lire parce que nous lisons de façon totalement spontanée. Lire ne présente plus pour nous pas la moindre difficulté.  De ce fait, on ne fait pas ce qu’il faut pour véritablement lire. Apprendre à lire consiste à mettre ensemble ce qui doit aller ensemble, c'est à dire à éloigner ce qui ne fait pas partie de l’ensemble. Au sens le plus technique du terme, lire est un travail synthétique et diacritique. Il faut impérativement mettre ensemble ce qui va ensemble en éliminant tout le reste. Or il est tout à fait clair que nous ne faisons pas cela lorsqu’on lit le journal par exemple. Dans ce cas, on ne fait que suivre ce qui nous est dit. On en devient progressiv! ement écervelé ! Je pense ici aux personnes qui protestent contre le gavage des oies, et bien cette façon de lire en gobant tout ressemble un peu à cela. Dans ce dernier cas, toutefois, très peu de gens s’indignent...


Pourquoi faire ce pas avec des non-philosophes, dans le cadre si spécifique de l’Ecole occidentale de méditation ?


L’important ici n’est pas d’être ou non philosophe. L’important est dans le rapport réel de travail qui peut s’instaurer. Chacun doit pouvoir intervenir en direction de ce qui fait question pour lui. Il faut vraiment encourager les gens à prendre la parole dans ce sens et tâcher d’apaiser un peu les timidités. Je me souviens avoir compris cela un jour en cours en m’apercevant que j’avais intimidé une élève. La question simple que je lui posais lui faisait le même effet que si je lui avais demandé de se mettre toute nue au beau milieu de la classe. Ce n’est évidemment jamais quelque chose de ce genre qu’on demande et il ne faut en aucun cas craindre de montrer son ignorance.  De même, si quelqu’un a perdu le fil, il ne doit pas hésiter à demander qu’on reprenne là où il s’est arrêté. Un séminaire est propice à ce genre d’interruption ou d’intervention – beaucoup plus qu’une classe en ce sens. Encore une fois, la timidité n’est pas du tout un sentiment répréhensible, mais il ne faudrait pas trop exagérer et se cacher derrière.

Maintenant, pourquoi faire ce genre de travail dans l’espace qu’offre l’Ecole occidentale de méditation ? J’ai, pour ma part, rarement vu en Europe, en France, une qualité d’écoute de ce genre – aussi simple, aussi clairement bienveillante dans le bon sens du terme. J’ai été extraordinairement déçu par la Sorbonne, par exemple. C’est un lieu fermé, hermétique. On y apprend la manière de faire les gestes magiques qui font qu’on y entre ou pas. Que ceux qui veulent y entrer se prêtent à cela... pourquoi pas ? Mais ce n’est pas un lieu de véritable travail. En comparaison, la manière dont était ouverte l’écoute dans les séminaires de Heidegger était quelque chose d’absolument fabuleux. C’est précisément cela que j’aime dans les séminaires d! e l’Ecole occidentale de méditation. C’est naturellement comme ça. Vous comprendrez donc que cela vaille la peine de travailler dans ses conditions !

Fabrice Midal