Ce billet présente la lecture d'une phrase de Sophocle, lecture qui a été donnée lors d'un week-end consacré à l’amour et à la méditation à Paris en 2012. Un second week-end aura lieu en février 2013 ou nous continuerons à examiner les grandes pensées de l’amour.
« Ce n’est pas pour partager la haine mais l’amour que je suis née »
Sophocle, Antigone
Le parti pris de l’amour
Les grandes paroles sur l’amour ne sont pas exclusives aux religions. L’une des plus frappantes et des plus héroïques a été prononcée par Sophocle dans l’une de ses pièces de théâtre les plus célèbres, Antigone. Comme tous les monuments, chaque lecture en renouvelle le sens qu’il faut toujours reprendre, questionner à neuf, chercher à mieux discerner. Antigone nous parle de la place de l’amour dans notre propre existence si bien que la lire encore aujourd’hui est une leçon.
La pièce de Sophocle Antigone raconte comment Polynice et Étéocle, fils d’Œdipe, se battent pour le trône de Thèbes. A la mort de leur père, les deux frères avaient convenu de régner à tour de rôle sur Thèbes. Mais le moment venu, Étéocle refuse de laisser le trône à son frère. Polynice, furieux, se rend à Argos et, ayant rassemblé une armée, part en guerre contre son frère. Etéocle et Polynice s’entretuent au cours d’un combat.
Le roi Créon décide de punir Polynice, qui a combattu contre sa patrie, en refusant de lui donner une sépulture. C’est un geste d’une violence extrême, Mais pour lui, la chose est claire : Polynice n’a pas le droit aux honneurs funèbres. Antigone, sœur des deux frères, décide en revanche de l’enterrer contre l’avis royal.
Elle est alors arrêtée. Le roi l’invite à renoncer à son action, mais Antigone lui répond : « Ce n'est pas pour partager la haine mais l'amour que je suis née ».
Cette phrase assume le véritable scandale de l’amour. L’amour met à mal et refuse l’ordre habituel qui fonde toute société. Et en effet, dans la pièce, chacun, plein de bon sens et de bons sentiments, tente de raisonner Antigone. Mais elle, elle affirme que son amour n'est pas raisonnable ! Elle sait que l’amour appartient à un autre règne…
On la prévient. Elle va payer de sa vie son engagement pour l’amour. Mais Antigone l’accepte. Elle est prête à mourir pour ceux qu’elle aime.
Un enfermement dans la subjectivité ?
Sophocle est avec Homère le grand instituteur de la Grèce. Homère établit le socle de la civilisation — et les jeunes gens en apprenant par cœur, pendant des générations, des chants de l’Illiade et de l’Odyssée, en ayant à l’esprit les exemples des grands héros qui y sont décrits, apprenaient à être ainsi plus amplement humain. Sophocle joua lui, un rôle dans l’établissement de la démocratie — la tragédie étant par excellence l’exposition d’un conflit exposé en un dialogue. Quel est le conflit ici présenté ?
On a souvent expliqué que nous assistions dans cette tragédie à l'opposition entre la Loi de la Cité et un désir particulier — soit pour affirmer qu’Antigone est le sursaut de l’individu contre la loi qui devient arbitraire, soit pour dénoncer l’individualité excessive d’Antigone qui n’est pas encore advenue à une pleine pensée de la Loi. Pour Hegel notamment, Antigone « invoque la loi des dieux, mais les dieux intérieurs du sentiment, de l’amour et du sang, et non pas les dieux diurnes de la vie libre et consciente de soi du peuple et de l’Etat». Antigone serait ainsi la passion de l’intérêt particulier contre celui de la communauté, l’intérêt familial contre la prospérité de la communauté, la piété familiale contre le bien public. Elle est la revendication ! de la loi intérieure de l'individu contre la loi générale de la communauté. Or, pour Hegel, nous devrions être prêts à un sacrifice individuel pour que la communauté soit. Il importe même, dirait-il, d’être prêt à renoncer à l'amour pour permettre la vie en commun et entrer ainsi dans l’ordre de l’objectivité.
Nous sommes les héritiers de cette vision — sans même le savoir. L’amour nous semble une question individuelle qui n’a pas à entrer en ligne de compte dans le champ social.
En vérité, pourtant, l’interprétation que donne Hegel de la tragédie restreint ce qui est vraiment en jeu dans le texte de Sophocle. L’amour n'y est nullement une vérité individuelle, mais appartient au divin — et laisse absolument tout sans voix, même le discours de la philosophie. Et il n’est pas secondaire que cette parole soit celle d’un poète — c'est-à-dire de cette parole que la pensée Occidentale n’a jamais vraiment su entendre.
L’amour est démesure
Que dit cette parole poétique ? Que l’amour de Créon est mesuré et étroit.
Sans doute Créon aime-t-il les siens, mais il les aime comme tout le monde aime la plupart du temps, de manière narcissique. Il aime ses proches parce qu’ils manifestent et servent sa propre force. Il aime en faisant de l’amour un instrument de sa propre suffisance. C’est dire qu’au fond il ne les aime pas vraiment car leur être lui est entièrement inaccessible et que pour lui l’essentiel est d’affirmer et de croire en sa propre puissance.
Quand on lui demande s’il enverra vraiment à la mort la fiancée de son fils, il répond avec une entière grossièreté qui témoigne d’une profonde incompréhension de l’amour : « il trouvera d’autres ventres à labourer »… C’est qu’il ignore même l’amour et l’humanité de son propre fils.
Il est saisissant de constater que cette perspective est toujours la nôtre. Que notre monde pense comme Créon. L’amour est une question d’hormones dirait-on aujourd’hui…
Ma conviction est que Créon, comme toute société, tend à mépriser l’amour car, en vérité, il en a peur. Nous voulons aimer pour être rassurés, nous sentir bien, éprouver notre puissance. Mais en vérité l'amour est sans commune mesure avec notre intérêt personnel. Il est trop vaste.
Et telle est la beauté du geste d’Antigone. Elle nous rappelle que l’amour authentique est cet engagement de tout l’être qui outrepasse toute mesure individuelle et va jusqu’au plus intense sacrifice.
L’amour est confiance et inquiétude: la tragédie de l’amour
Antigone révèle ainsi que l’amour a une double nature — il est à la fois un état de confiance et de paix et, dans le même temps, la suprême inquiétude qui exige de tout risquer.
En effet, d’un côté l’amour est bien un état de confiance et d’absence de peur : Antigone aime son frère inconditionnellement et affronte, pour ce faire, tous les dangers. Et dans l’amour, nous sentons une plénitude entière et souveraine.
Mais d’un autre côté, l’amour est aussi l'inquiétant extrême, l’arrachement qui remet tout en cause en nous sortant de la quiétude et de l'habitude. L’amour est l'arrachement à l'activité coutumière et routinière du confort sécurisant. Il défait les ordres convenus qu’impose toute société.
Alors qu’Antigone proclame que l’amour est autorisé à déstabiliser le socle du pouvoir en ce qu’il n’est pas juste, Créon est précisément l’être humain soumis à ses limites jusqu’à l’aveuglement. Il est l’être du conformisme, de la parole toute faite, de l’absence de toute intégrité. L’homme enfermé dans son ignorance suffisante.
L’opposition éclate dans la phrase en exergue. Créon veut établir une distinction intangible entre l’ami et l’ennemi. Or c’est précisément ce qu’Antigone au nom de l’amour refuse. Car l’amour fait vaciller cette apparente distinction faisant apparaître une unité intrinsèque de l’être humain à son prochain : « Ce n'est pas pour partager la haine mais l'amour que je suis née ».
L’amour à partir duquel parle Antigone est d’une incomparable transcendance — et s’oppose ainsi à Créon sur un plan auquel lui n’a pas accès.
Nous voyons à présent plus clairement d'où vient cette peur qui fait que l’amour est partout refusé. L'amour ne se donne qu’à condition d’être capable de soutenir un certain rapport à l'impossible, et c’est pourquoi l’amour d’Antigone est aussi une tragédie. Antigone n'a plus de patrie et séjourne continuellement dans l’angoisse. Ne pouvant pas laisser son frère sans sépulture, elle habite désormais un univers insaisissable qui n’est ni celui de la communauté ni celui des morts.
Elle fait l’expérience que dans l'amour nous n'habitons plus nulle part et nous ne trouvons rien qui ne soit vraiment sécurisant.
Comme le souligne Créon d’une manière absolument inhumaine :
« — Descend donc en bas, puis, si tu as besoin d’aimer, aime ceux d’en bas »
La plus lumineuse lecture de cette phrase d’une brutalité insoutenable, c'est Simone Veil qui la donne : « C’est seulement chez les morts, dans l’autre monde qu’on a licence d’aimer. Ce monde-ci n’autorise pas l’amour ».
Il faut être bien assis pour pouvoir lire une telle phrase. Mais elle dit pourtant bien la vérité. Dans la plupart des relations humaines, dans la plupart des relations sociales, il n'y a pas de place pour l'amour car c'est l'intérêt qui prime. Telle est la tragédie de l’amour : l'amour n'a rien à voir avec nos idées romantiques et narcissiques. Il est absolument effroyable et hors de toute logique.
Nous sommes faits pour l'amour, nous sommes nés pour l'amour, nous ne pouvons pas vivre sans amour, et pourtant l’amour se situe hors de tous nos calculs. Or nous préférons presque toujours nos calculs à l’amour.
Nous désirons l’amour et nous le manquons
Entrer dans l’amour, nous révèle Antigone, nécessite d’entrer dans un sol plus profond que celui qui donne naissance aux amitiés et aux inimités ordinaires — celles là seules que connaît Créon.
C'est là le sens de la condition humaine : l'amour est ce qu'il y a de plus important. Il est la dimension la plus essentielle, mais nous le manquons parce qu'il est insaisissable. Nous voulons vivre dans le confort d’un ordre clair. Nous refusons la vraie profondeur.
Nous sommes ainsi dans une tension constante : nous aspirons à l'amour sans lequel rien n'a de sens et, dans le même temps, nous le refusons.
C’est seulement à qui reconnaît ce fait inconfortable, dérangeant que l’amour véritable peut apparaître. C’est pourquoi depuis deux mille six cents ans nous lisons Antigone. Nous y apprenons que l’amour n’est pas de ce monde et que pourtant, rien dans ce monde n’est possible sans lui.
Voyez, ces propos sur l’amour parlent en vérité aussi de la méditation. Car la méditation consiste précisément à apprivoiser le plan de l’amour, le plan qui n’est jamais de saison. Nous découvrons que nos idées, nos projets, notre force ne tiennent pour rien devant l’ampleur de la réalité.
Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation