Entrer dans une nouvelle année est un passage. Un passage consiste à
traverser un seuil — franchir un pont ou une porte.
Les derniers jours de
décembre sont souvent pris dans une certaine tension. Ce n’est pas seulement en
raison des fêtes qui souvent font émerger leurs lots de souffrances et
d’obscurités — renvoyant par exemple chacun à sa place dans sa famille, dans son
monde et le confrontant ainsi à l’épreuve de sa propre solitude mais plus avant,
chacun se rassemble — même sans en prendre tout à fait conscience — pour passer
la porte de l’année. Ce moment est important.
Entrer dans un temps nouveau,
un lieu nouveau ( par exemple à l’occasion d’un déménagement) — nous confronte à
ce que nous sommes. C’est ainsi que ce fait tout passage.
Il faut abandonner
quelque chose pour que quelque chose s’ouvre.
Il est bon de se préparer à ce
passage. Il est un peu dommage de le vivre comme une simple formalité et ne pas
tenter de l’accompagner, pour renaître soi-même à la nouvelle année.
Hautement symbolique, la nouvelle année coïncide pour nous au passage de
l’obscurité à la lumière, les jours commençant désormais à s’allonger et la
lumière à vaincre.
Le monde, au lieu de s’assombrir, se prépare au jour —
même si c’est d’une manière qui reste encore secrète car l’hiver ne fait que
commencer. La reine de la nuit est vaincue par Tamino, mais la victoire reste
encore à venir.
L’année débute donc dans le plus grand implicite. Il y a là
un autre signe : comprendre ce phénomène de la nouvelle année est difficile. Y
réussir est la tâche propre à tout homme, une manière pour lui de devenir plus
pleinement humain, d’apprivoiser le mystère qu’est son humanité.
En son fond, le passage nous rappelle que rien n’est fixé une fois pour
toute. Et que le chemin pour l’être humain est d’accomplir le passage de ces
seuils qui marquent les étapes de son existence.
Etrange destin que le nôtre
— nous n’avons pas de demeure fixée une fois pour toute, nous ne sommes pas des
entités autonomes qui pouvons ou non nous relier aux situations et au monde. La
tradition bouddhique insiste sur ce phénomène. Les choses passent et au lieu de
toujours vouloir saisir une identité, retenir ce qui n’est plus, nous devons
apprendre à laisser être ce qui vient, à réaliser que nous sommes en rapport
direct, concret et non volontaire à une diversité d’autres phénomènes. Les
bouddhistes occidentaux ont pris l’habitude de nommer ce mouvement «
interdépendance ». La nouvelle année est une manière de nommer, certes
l’impermanence — le fait que tout soit en mouvement — mais surtout ce phénomène.
Nous sommes traversés par l’époque où nous vivons! , par le cycle des jours.
Mais ce terme d’interdépendance n’est cependant pas assez clair pour bien
voir le phénomène.
Certes tout est en lien, rien n’est fixée — comme nous le
dit le bouddha. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce une
inter-dépendance ?( voire une co-production conditionnée, ou
conditionnelle) ?
Parler d’inter-dépendance, c’est employer un mot bien
connu en espérant ainsi réussir à saisir ce que pourrait vouloir dire
l’enseignement du Bouddha. Mais ce n’est pas suffisant pour faire l’épreuve de
ce qu’il pointe vraiment.
Le problème majeur du terme d’inter-dépendance
est qu’il donne à penser que les choses sont dépendantes les unes des autres. Le
terme d’inter-dépendance appartient au domaine de la physique selon le régime
classique de la causalité. Si A dépend de B, et B de A alors A et B sont
interdépendants.
Or la pensée bouddhique est d’un tout autre ordre et se
montre au premier chef dans l’expérience de la méditation.
Il ne s’agit pas,
pour elle, d’une description objective de la réalité extérieure, mais de la
manière même dont nous nous relions au monde.
L’interdépendance désigne le
fait que deux objets sont en relation, alors que dans le phénomène bouddhiste la
relation préexiste aux objets — dans un processus de co-émergence.
Selon
les termes un peu savants de Martin Heidegger, l’interdépendance est un mot
catégorial, là où l’enseignement du bouddha est tout entier existential.
Ou
pour le dire tout simplement, la première explication permet de pouvoir dominer
au mieux la réalité. La seconde vise à nous libérer de la confusion du samsara.
Il est difficile d’apprendre à entendre la vérité que montre le
Bouddha, qui n’a de sens qu’en tant qu’elle éclaire réellement notre expérience,
sans la rabattre à une suite de nouveaux dogmes ? En faire un nouveau système de
pensée.
Le mois dernier, j’étais invité à donner une série de conférences à
l’Université de Tokyo, conférences que j’ai axées sur la relation entre la
pensée de Heidegger et celle du bouddhisme. Durant ce séjour j’ai été frappé par
la manière dont en Occident, nous confondons l’Orient et le bouddhisme. Le Japon
n’est plus, et ce depuis longtemps, un pays bouddhiste. Il est même devenu
l’extrême-occident.
Visitant les temples, j’ai été frappé de l’ampleur du
phénomène. A part à de rares exceptions, le bouddhisme y est au mieux reconnu
comme un élément patrimonial sur lequel s’est établie la nation japonaise — un
élément de l’histoire antiquaire. Mais en aucune manière une tradition
vivante.
Certes de très nombreux auteurs ont dit cette situation, mais avant
d’y être allé, je n’arrivais pas vraiment à les croire, et ce, malgré le
diagnostic que j’avais pourtant fait dans Quel bouddhisme pour l’Occident
? (Seuil, 2006), citant le jugement sans équivoque de l’incomparable
Shunryu Suzuki : « Au Japon je connais seulement six personnes qui comprennent
vraiment la voie du Zen. […] Seulement six dans l’école Soto et peut-être six
aussi dans le Rinzaï. Douze dans tout le Japon. Pas très encourageant, non ? Le
Zen n’est pas en bonne santé. Il suscite très peu d’intérêt. Quand je suis parti
du Japon, il n’y avait qu’un vieil homme qui était prêt à s’asseoir avec moi.
»
Le Japon est traversé par une des plus belles histoires du bouddhisme
mais cette histoire appartient aujourd’hui au passé.
La situation n’est
cependant pas univoque.
Assistant à une cérémonie du thé dans une maison
japonaise ou un exercice de kyudo (tir à l’arc) dans un monastère Zen, j’ai
constaté la manière dont tout y était profondément juste. Mais ce qui nous
fascine, nous Occidentaux dans ces deux arts n’a rien à voir avec le sens que
ces rites ont au Japon. Au premier chef, ce qui, là bas, était ordinaire, une
manière d’être tout à fait japonaise, devient par notre regard occidental, un
événement extra-ordinaire. Un summum de spiritualité. Il y a là un défaut de
perspective.
Du reste, le Bouddha n’a pas établi des normes culturelles
précises qu’il faudrait appliquer à la lettre. Il n’est pas le fondateur d’un
ensemble de rites. Il n’a pas établi la cérémonie du thé. Il confronte l’être
humain à son propre esprit ! Au fait que la réalité dépend de la manière dont
chacun s’y relie ! Les rites et les cérémonies, chaque monde, chaque peuple,
chaque être humain doit en établir, les réinventer en trouvant un juste
équilibre selon la situation et le temps où il se trouve. Le Japon a excellé à
le faire, et c’est pourquoi je suis ébloui par la profondeur inventive avec
laquelle il a su donner des formes à la parole du Bouddha.
Mais croire que
suivre leur façon de faire, nous rapprocherait de la voie, est tout à fait naïf.
Je suis à présent plus que jamais convaincu que c’est même un leurre.
Il y a
des traditions japonaises magnifiques, comme il existe des traditions françaises
magnifiques. Que ces traditions puissent être des véhicules à la transmission de
l’esprit ouvert et clair, à l’amour le plus ample et inconditionnel, est
indiscutable. Mais voir dans celles-ci l’enseignement du Bouddha est un
égarement.
Choisissant de recourir à des formes préexistances qui, selon
nous, auraient fait leurs preuves, dénote une bien trop grande paresse de notre
part. Il nous faut repenser absolument à neuf notre propre rapport à la voie du
bouddha si nous voulons la garder vivante.
Ce travail à faire est
passionnant. Lorsque le bouddhisme deviendra Occidental, il sera un grand
bouddhisme. Courant à la traine du Japon ou du Tibet, il induit de profondes
confusions. Il refuse le passage à un nouveau monde. A une nouvelle année.
J’ai pu assister, ces dernières années à des cérémonies du thé faites
par de grands maîtres qui m’ont impressionnées, mais rien ne m’a autant touché
que celle qui eut lieu dans la maison de mes hôtes. La simplicité de ce moment,
accompli par une femme peintre qui n’était pas bouddhiste mais avait longuement
étudié en France avec Olivier Debré, devenait la manière la plus simple
d’accueillir un invité. Rien de spirituel. Rien d’extraordinaire. Rien à en dire
même. Et pourtant cela fut un des très beaux moments de mon
séjour…
Le passage à la nouvelle année nous confronte au fait que
nous sommes tout entier en lien avec le cycle du monde, avec la situation où
nous nous trouvons. Nous émergeons ensemble.
Difficile de devenir japonais
quand on est français. Et le devenir n’est pas entrer nécessairement dans la
voie. Comment passer d’un état à un autre état ? Comment laisser le mouvement
agir en nous ?
Comment ne pas rester figer sur ce qui a été parce qu’il a
été ? Comment garder vivant une transmission ? Une tradition ?
Lorsqu’on dit
« bonne année » à quelqu’un, on répond un peu à ces questions.
La nouvelle
année n’est pas un phénomène physique — il existe du reste plusieurs moment où
l’on peut établir une nouvelle année, comme les divers peuples de la terre en
témoignent. La nouvelle année est une épreuve à l’intérieur même de notre
existence. Une façon de nous amener à apprendre la métamorphose.
L’enseignement du Bouddha n’a de sens que pour autant qu’il nous permettre
de vivre ce mouvement, d’en saluer la beauté, de ne pas en avoir
peur.
En se souhaitant la bonne année, nous ne transmettons pas une
information sur la nature de la réalité telle que la science peut nous la
décrire— mais nous formulons le vœu que ce passage se fasse dans l’ouverture la
plus ample, qu’aucune peur ou crispation n’entrave le jeu de l’existence. La
pratique de la méditation est toute entière l’apprentissage de cet art.
Puisse-t-elle vous aider !
Pour éclairer ces souhaits, voici quelques vers
d’un poème de Rilke qui témoignent de cette expérience :
Veuille la transformation. O sois épris de la flamme,
où t’échappe une chose qui fait parade de métamorphose ;
l’Esprit fertile en projets, le Maître de ce qui est terrestre,
préfère à tout, dans la courbe de la figure, le tournant.