"Le monde est devenu fou !" "Le monde est trop injuste !"
Et les uns de chercher un ailleurs meilleur (Dieu, au hasard), au-nom duquel ils pourrissent un peu plus ce fou de monde, et les autres de fuir dans l'imaginaire absurde (répétitif) de la société du "show must go on".
Pourtant, le monde se révèle parfois être ce que précisément nous cherchons. Je ne parle pas d'une situation particulière, d'une personne qui le repeuple... non, je parle du monde lui-même. Cette tasse, là, par exemple.
Le shivaïsme du Cachemire en parle merveilleusement. Son grand sage, Abhinavagupta, a composé, vers la fin de sa vie (1015), un long commentaire (en
sanskrit : brihatîvimarshinî) aux Stances
pour reconnaître le Seigneur en soi-même (svâtmani îshvarasya
pratyabhijnâ). Concrètement, il s'agit de reconnaître qui nous sommes,
notre vraie nature, à la fois sereine et libre.
Dans le dernier
chapitre, il part d'une distinction entre deux sortes de créations -
deux sortes de mondes - pour éclairer le chemin de cette connaissance de
soi : la création divine du Seigneur, Shiva, et celle, privée,
individuelle, que lui surajoutent les individus. Ces derniers fabriquent
des jugements sur les choses (vikalpa), lesquels les font souffrir en
leur faisant croire qu'ils sont un corps limité dans l'espace et le
temps, voué à la vieillesse et à la mort.
Pour reconnaître notre
vraie nature, il suffit d'anéantir la "création individuelle",
c'est-à-dire toute pensée, sauf celles qui nous viennent spontanément,
car elles font alors partie de la "création du Seigneur". Cette
création, c'est tout simplement le monde tel qu'il s'offre à un regard
absolument impartial. Abhinavagupta nous assure que si l'on se contente
de contempler cette création divine sans juger, comme un enfant
regardant une fresque en toute innocence, alors cette création, au lieu
de nous tourmenter, nous révélera notre vraie nature souverainement
libre. Abhinava nous invite a rester les yeux grands ouvert - mais
immobiles - dans "l'attitude du Seigneur", faite d'émerveillement devant
la manifestation infinie, toujours nouvelle, qui est celle de notre
libre conscience. La vue d'un simple vase est alors une apparence
lumineuse et pleine de la joie de se dire - sans l'articuler - "je suis
tout cela".
Mais comment arrêter de juger, de commenter, de fabriquer
notre monde privé ? Abhinava ne prône pas la force. Il conseil plutôt
de se familiariser peu à peu avec les moments où les pensées se calment
naturellement. Ces moments sont les intervalles entre les pensées. Le
creux de la vague, silence absolu, est l'instant de la reconnaissance.
Plus
profondément, les vagues des pensées sont elles mêmes des
manifestations de notre liberté divine, de notre vraie nature de
conscience absolument libre :
"Je n'ai rien d'un individu. Bien
au contraire, je suis ce Seigneur suprême sans failles en qui se
manifestent le sujet et l'objet. C'est lui que je suis, et c'est moi
qu'il est, et personne d'autre. La création faite de constructions
mentales est donc aussi mon majestueux déploiement de souveraine
liberté. Quand cette prise de conscience s'affermit, les constructions
mentales elles-mêmes se prosternent devant cette prise de conscience
intégrale et deviennent l'état sans pensées. C'est ce que dit La Vision ultime :
Si l'on a
pas peur de la peur,
Alors tout ceci (apparaît) clairement,
Sans
nulle peur."
Ici "peur" (shankâ) signifie aussi crainte, doute,
hésitation et, finalement, pensée (vikalpa).
Le monde est la solution.
(extrait traduit de Îshvarapratyabhijnâvivritivimarshinî,
vol. 3, p. 393, com. à IV, 12)