Aujourd'hui encore on peut lire des manuels d'histoire de la philosophie dans lesquels les philosophies non-occidentales sont ignorées. Purement et simplement. De fait, au sein de l'Université, le préjugé selon lequel il n'existe de philosophie que dérivé des sagesses grecques conserve un poids suffisant pour déterminer les programmes, les champs d'études et les offres d'emploi.
Ainsi les philosophies de l'Inde n'existent pas dans la philosophie contemporaine. Aucun débat, aucun dialogue, aucun intérêt. Les textes sont là, traduits, mais les philosophes ne les lisent pas.
Or, je considère que la situation des philosophies non occidentales par rapport aux philosophies de l'Occident est analogue à la situation des animaux par rapport à l'homme.
Les arguments sont semblables, en effet.
D'abord, on décide arbitrairement que seul l'Occident connait la philosophie, ensuite on se met à la recherche d'un trait distinctif ou d'une essence de la philosophie qui justifieraient l'exclusion des autres philosophies. De même, on déclare que seul l'homme est un être moral, qu'il n'est pas un animal au motif qu'il est doué de raison et de parole - ou de libre-arbitre.
Dans les deux cas, on ignore où l'on fait mine d'ignorer le progrès des connaissances en la matière. Les spécistes parlent de la dignité de l'homme comme si la science n'avait pas évolué depuis le XVIIIe siècle. Les philosophes parlent de l'Inde comme si aucun texte n'avait été traduit depuis Hegel.
Dans les deux cas, le semblant d'argumentation sert en réalité à justifier une domination de fait - la domination de l'homme sur les autres animaux, la domination de fait de la philosophie occidentale à l'Université.
Dans les deux cas, on mentionne des traits soi-disant exclusifs à la philosophie occidentale ou à l'homme. Remarquons qu'il s'agit du même trait : l'autonomie - celle de l'homme par rapport à ses instincts, celle de la philosophie par rapport à la religion.
Dans les deux cas, enfin, il est aisé de réfuter ces objections par l'argument des cas marginaux :
Si l'homme a des droits à cause de son intelligence, alors il n'y a que deux solutions : soit il faut refuser tous les droits aux débiles mentaux, aux séniles et aux enfants ; soit il faut admettre que les hommes ont des droits parce qu'ils ont des intérêts à ne pas être maltraités. Mais alors, pourquoi faire deux poids, deux mesures et maltraiter les autres animaux ?
De même, si les philosophies de l'Inde ne sont pas de la philosophie parce qu'elles sont liée à du religieux, alors il n'y a que deux solutions : soit il faut refuser le statut de philosophie à Platon, Augustin, Thomas d'Aquin, etc. ; soit il faut admettre que les philosophies de l'Inde sont, à des degrés divers et avec des traits parfois différents, des philosophies. Mais alors, pourquoi faire deux poids deux mesures et ignorer les autres philosophies ?
Au vu de la clarté et de la force de ces arguments, l'on s'explique difficilement la résistance des préjugés des philosophes. En effet, on peut l'expliquer la force de l'attachement à des préjugés spécistes par l'attachement à la viande, à un goût, ou à des intérêts financiers. Après tout, le spécisme n'est pas une philosophie, il ne prétend pas viser la pleine rationalité, et il ne se pose pas d'emblée comme opposé à tous les préjugés - sauf l'humanisme.
La philosophie, en revanche, se définit souvent comme un combat contre les stéréotypes. D'où la figure de Socrate, champion de la critique des opinions toutes faites. Dès lors, il est d'autant plus choquant de constater l'attachement irrationnel des philosophes à des croyances éculées qui ne peuvent tenir que par une ignorance délibérément entretenue.
Peut-être faut-il admettre que la philosophie n'est pas une exception. Elle ne serait, elle aussi, qu'un produit de conflits d'intérêts, un simple outil de guerre entre les civilisations, bref une idéologie.
Cependant, il est également possible qu'une partie de l'attitude des philosophes s'explique ainsi, mais que, néanmoins, l'idéal philosophique d'une rationalité universelle, d'une égalité de considération due, en droit, à toutes les philosophies, reste valable. C'est cela que je veux croire. Même s'il faudra sans doute encore bien des années avant que les philosophes se montrent enfin à la hauteur des valeurs qu'ils professent.
P.S. : un article intéressant (en anglais) sur l'état de la question vu par un philosophe indien, originaire du Cachemire.
David Dubois La Vache Cosmique