Dans le billet précédent, il était question de
"délaisser entièrement toute fabrication mentale". Mais, comme le suggère
cet autre billet
de Joy Vriens, si l'on exclu les pensées, on est encore dans l'exclusion,
et donc dans la fabrication mentale.
Car je rappelle que le terme sanskrit traduit par "pensée",
"différenciation", "dichotomie" ou "fabrication
mentale" est vikalpa. Or dans le bouddhisme et dans la Reconnaissance
(pratyabhijnâ), vikalpa est défini précisément (par Dharmakîrti principalement)
comme cet acte mental qui pose un objet par exclusion de tout ce qu'il n'est
pas. Par exemple, "vache" est un vikalpa constitué par l'exclusion de
tout ce qui est "non vache". Autrement dit, un vikalpa est un acte d'exclusion.
Donc, si l'on exclue le vikalpa, il semblerait qu'il s'agisse d'un vikalpa de
plus. Ce problème, formulé de façon amusante dans l'anecdote
des moines zen qui méditent en silence, je l'appellerais "problème du
sparadrap du capitaine Haddock".
Le
texte cité dans le billet précédent ne propose pas de solution explicite.
Néanmoins, il parle de "délaisser toute construction mentale",
ce qui ne revient pas à les supprimer. De même, la Reconnaissance
suggère de s'accoutumer à l'absence de fabrication dans les intervalles de
cette activité, durant les instants de silence naturel qui jalonnent notre vie
quotidienne.
Ensuite, vikalpa désigne l'activité de fabrication mentale, mais aussi le
doute, l'hésitation, le manque de foi. Quand le sûtra précité ou la
Reconnaissance, ou bien encore les adeptes bouddhistes de la mahâmudrâ parlent
d'a-vikalpa, ils évoquent également la foi, dont on sait qu'elle joue un rôle
essentiel dans l'école tibétaine qui a repris cette mahâmudrâ-là.
Enfin, il y a la question du retour des pensées, des fabrications. Car s'il est
relativement aisé de goûter les silence en restant dans une perception pure
(sans jugements), il est difficile de rester "sans pensées" au milieu
des pensées ! Le sûtra admet cette distinction lorsqu'il évoque, dans les
extraits que j'ai traduit, d'un côté la pure absence de construction durant la
méditation (samâdhi), et de l'autre, "l'obtention subséquente"
(prishthalabdha ou vyutthâna), c'est-à-dire le retour de l'activité mentale,
mais imprégnée de l'absence de pensée, c'est-à-dire imbibée par l'idée que tout
est pareil à un songe, à un tour de magie, etc. En d'autre termes, il y a
l'absence de pensées durant le temps de l'absorption méditative, puis un retour
à une pensée purifiée (plus en accord avec la non pensée). Le yogin vit une vie
faite d'allée-retours, mais la pensée reste un obstacle. Dans le
billet précédent intitulé "Le monde - avec et sans pensée",
Abhinavagupta disait la même chose. Par la force de la Reconnaissance, les
pensées deviennent le sans pensée (avikalpîbhavanti), au sens où elles
deviennent de plus en plus inclusives ("Je suis tout cela").
Mais la mahâmudrâ enseigne à reconnaître les pensées elles-mêmes comme
étant identiques au sans pensée. Comment cela est-il possible ? Le
Clair de lune de la mahâmudrâ en offre un exposé très détaillé. En
gros, il s'agit de ne plus faire attention au contenu ou au sens conventionnel
de la pensée, mais uniquement ou principalement à son aspect de luminosité.
Ainsi, le silence entre deux pensées est comme un étang, et la pensée qui
surgit est comme un rond provoqué par le plongeon d'une grenouille : ce rond
s'élargit.
Quel intérêt, me direz-vous ? Cette grenouille avec son mini tsunami ne
trouble-telle pas la quiétude de ce bel étang ?
Eh bien non. Faites l'expérience. Il est fascinant de jeter les petits caillous
dans une eau calme. Pourquoi ? Parce que la vague concentrique qui va se
dilatant permet de savourer l'étendue de l'étang, sa limpidité. Cette étendue
morte et quelque peu abstraite devient alors une expansion vivante, un éveil,
justement.
Il en va de même pour les pensées : elles ne troublent pas le silence ; elles
l'éclairent. L'intervalle entre deux pensées est le "calme mental"
(shamatha) des bouddhistes, et la pensée qui se propage, telle une vague de
lumière dans cet espace, est la "vision profonde" (vipashyanâ) libératrice.
En bref, il s'agit de goûter les pensées comme des ondes onctueuses et
transparentes dans l'espace de la pure conscience. C'est fascinant. La pensée,
au lieu de distraire, vous conduit alors par la main vers la vacuité. On peut
même dire que la pensée contribue à approfondir cet espace, à s'en délecter, à
en faire une expérience de joie, d'émerveillement toujours nouveau, joie sans
limites dans laquelle on se perd comme on se jette à l'eau durant une canicule.
Du point de vue de la Reconnaissance, l'étendue de l'eau est la Lumière
(prakâsha), la manifestation infinie, l'être-illimité. Chaque pensée est l'Acte
délectable de prise de conscience de soi (vimarsha).
Évidemment, tout cela suppose une bonne dose de détachement. Il faut être
capable de vivre la pensée sans se préoccuper de son contenu, de son sens
conventionnel, pratique, utilitaire. Par exemple, si une pensée-émotion s'élève
du genre "mince, j'ai oublié de poster telle lettre, je dois ressortir
dans la canicule", il faut avoir le recul qui permet de goûter le
mouvement comme énergie, sans préoccupation utilitaire, sans soucis du résultat
pratique. L'art devient alors un modèle. De même que les pommes peintes sur la
toile ne sont pas là pour satisfaire un besoin pratique (se nourrir, les
vendre, les jeter, etc.), de même les
pensées-émotions-démangeaisons-sparadraps-qui-collent-aux-doigts doivent être
entendues comme une musique.