Je pense qu'il y a de profondes similitudes entre le dharma du Bouddha et le fonctionnalisme.
Mais l'on peut objecter que le fonctionnalisme est matérialiste, au contraire du dharma. Or, il y a là deux affirmations qu'il faut examiner.
Tout d'abord, entendons-nous sur ce qu'est, ou n'est pas, le matérialisme. En première approche, il désigne toute explication de la conscience selon laquelle celle-ci n'existe pas indépendamment de la matière. Cela couvre un large spectre de théorie sur la relation entre les deux, depuis le matérialisme fort qui identifie la conscience au cerveau, jusqu'à l'émergentisme, qui refuse de réduire la conscience à une somme de neurones.
Ce qui ne fait pas discussion, en revanche, c'est que le statut de la matière a profondément changé. Qui croit encore à une matière faite d'atomes comparables à des petits systèmes solaires ? Des boules de billard à la Descartes ? Des legos à la Lucrèce ? Personne, évidemment. L'inexistence de l'atome est la découverte qui a donné naissance à la physique contemporaine. Pourtant, beaucoup de physiciens ou de philosophes continuent de se dire matérialistes. En quel sens ? Quel est le trait commun à ces matérialismes ? Est-ce l'atome-système-solaire ? Non : les physiciens n'y croient plus. Quoi d'autre, alors ?
Eh bien, leur point commun est de dire que le sujet n'existe pas indépendamment de l'objet. Pour eux, pour ces "matérialistes", expliquer le sujet (la conscience, etc.) c'est le réduire à des interactions entre objets dépourvus de conscience : atomes, particules, quanta, cordes, etc. Certains de ces objets sont relativement grossiers, mais ceux dont parle la physique contemporaine sont d'une subtilité qui dépasse l'imagination. Ainsi l'atome - forme la plus "grossière" d'objet étudié par la physique - est minuscule. Bien plus petit que ce qu'avaient supputés les Anciens. A titre d'exemple, songez qu'il y a environs cinq billions d'atomes sur une tête d'épingle ! Sans parler des cordes... Ainsi, la matière est faite d'objets non doués de conscience mais d'une subtilité presque inconcevable. Ëtre matérialiste, ce n'est donc pas "croire seulement ce que l'on voit", mais plutôt penser que la conscience, la subjectivité, ne peuvent exister sans des objets extrêmement subtils, objets que l'on désigne collectivement, et sans beaucoup de rigueur, du nom de "matière".
Or, en ce sens, le dharma est matérialiste, tout autant que les fonctionnalistes. Ou alors, il faudra admettre que le fonctionnalisme n'est pas matérialiste. Mais il l'est, au sens précisé plus haut. Donc le bouddhisme est matérialiste.
En effet, pour le bouddhisme ancien, le Soi se réduit à une interaction (une interdépendance, si l'on veut) entre des objets. La seule chose qui différencie les écoles bouddhistes, c'est la nature de cet objet. Pour faire simple, c'est-à-dire en suivant un schéma du bouddhisme tardif, disons qu'il y a d'abord des atomistes (les sautr?ntikas), puis des réalistes critiques (les vaibh??ikas), puis des fonctionnalistes au sens stricte (les yog?c?ras), puis des sceptiques/empiristes (les m?dhyamikas). Mais, que le Soi soit réduit à des particules, à des qualia, à des cognitions ou à une coproduction conditionnée sans plus (un inter-être, comme dit Thich Nhat Hanh), dans tous les cas le Soi, la conscience, le sujet comme on voudra, se trouve réduit à un genre d'objet. La conscience est expliquée par autre chose que la conscience. C'est précisément l'hétérophénoménologie que défend le fonctionnaliste Daniel Dennett et, à sa suite, Susan Blackmore, inspirée en cela par sa pratique de zazen. Donc, si le matérialisme est ce genre de pensée où le sujet ne peut être pensé indépendamment d'un objet et même s'explique par lui, nous pouvons alors affirmer que le bouddhisme est bien un matérialisme.
Mais le tantrisme bouddhique, me direz-vous, sans doute interloqués et en état de choc, prêt à bondir sur votre chapelet pour purifier votre esprit de ces idées insensées ? Et le vajray?na, en effet ? Ce très-saint-et-incommensurablement-sublime-véhicule-spirituel ne défend-t-il pas l'existence d'une conscience très subtile qui survit au corps grossier, qui est le support des réincarnations et des activités inconcevables des Bouddhas ? Ainsi, le Dalaï Lama n'affirme-t-il pas qu'il existe une conscience immatérielle, irréductible à un support matériel ?
Il n'en est rien.
En effet, il existe, selon une théorie bouddhiste fondée sur le Guhyasam?jaTantra, trois niveaux de conscience : grossier, subtil, très subtil.
Mais aucune de ces consciences n'existent sans un support objectif !
Ainsi, de même que la conscience grossière, celle des cinq sens, "chevauche" les cinq souffles - entités inertes (ja?a) et objectives (pratyaksa-gocara) circulants dans les canaux du corps - de même la conscience subtile, mentale, chevauche un souffle subtil. Et la conscience très subtile, la "claire lumière", chevauche le souffle très subtil localisé dans la "roue du cœur" située au centre de la poitrine. Cette conscience est consciente uniquement en dépendance de ce souffle inconscient - très subtil certes -, mais qui est tout de même un objet, un "cela" dépourvu en lui-même de toute conscience. C'est ce souffle-là qui sort du corps au moment de la mort et que l'adepte s'exerce à faire sortir de son corps grossier lors de la pratique de "l'éjection (utkr?nti) de la conscience", sorte de préparation à un possible suicide volontaire.
Donc, hors du corps ne signifie pas "indépendamment de tout objet".
Et donc aussi, le très-saint vajray?na lui-même rejette l'hypothèse d'une conscience absolue, entièrement indépendante de tout support corporel.
Et le dzogchen ? Le dzogchen nyinthig suit, en gros, le schéma du Guhyasam?ja Tantra, lequel se situe dans la suite de l'Abhidharma, lequel n'est rien d'autre qu'une hétérophénoménologie bouddhiste.
Donc au final, il y a bien de profondes similitudes entre le dharma et cette variété de matérialisme qu'est le fonctionnalisme.
Pour eux tous, en effet, non seulement la conscience doit s'expliquer par autre chose que la conscience, mais encore la conscience n'a pas de contenu - extérieur ou intérieur - réel ; elle n'est pas une, simple ; elle n'est pas permanente. Ces évidences sont autant d'illusions que le dharma comme le fonctionnalisme s'emploient à démystifier.
Blackmore : Le Soi est une illusion
Blackmore versus Deepak Chopra Limited Corp.Je constate, un peu désolé, que l'intelligence et l'humilité sont une fois de plus du côté du matérialisme, face à une explosion de mégalomanie "non duelle"...
David Dubois La Vache Cosmique