Le dzogchen est la pratique de la conscience du présent (da lta'i shes pa), un lâcher-prise complet dans le présent (da lta'i khregs chod). Si on lit les instructions du grand Dudjom Jigdrel Yéshé Dorjé, on constate qu'il décrit presque toujours la familiarisation avec la conscience libre (rig pa) en ces termes.
D'autres maîtres-adeptes invitent au retournement de l'attention : regarder notre propre visage (rang ngo shes pa), conscience de soi affranchie de tout objet. Les choses et les pensées apparaissent, mais sans que la conscience s'englue en eux. Elle reste telle quelle, transparente.
Ce conseil simple s'accompagne de conseils sur le corps et le regard. Par exemple, la tradition du Pont indestructible parle de "quatre signes" : le signe de la clarté est de laisser les yeux grands ouverts. Le signe de l'absence de pensée est de garder le regard fixe, sans ciller. Le signe de la félicité est de contracter légèrement l'anus. Le signe de l'inséparabilité est de laisser la langue relâchée, au centre de la bouche ouverte.
Ces instructions ressemblent à celles que l'on trouve dans la tradition de la déesse Kālīd'Oḍḍiyāna (kālī-krama, devī-naya, mahā-artha). Par exemple Vāmana transmet ces deux préceptes dans son Bouquet pour l'éveil de notre conscience (Sva-bodha-udaya-mañjarī) :
Si l'on reste la bouche ouverte
Instantanément, sans hésitation ni agitation,
Alors les mouvements du souffle sont paralysés
Et la suppression (du mental) se produit – 37
"Instantanément" renvoie à la conscience du présent (kṣaṇika-jñāna).
La fixité du regard est la "posture de Śiva", décrite dans de nombreux textes. Ici dans leVijñāna Bhairava, transmis par Vāmana dans sa Perfection non-duelle (Advaya-saṃpatti) :
Écoute ! Ô déesse, je vais te dire entièrement
Cet enseignement oral :
La liberté apparaît
Dès que les yeux sont immobiles. 20
Le retournement du regard est enseigné ici :
Lors d’une vision (ou) d'une pensée,
On doit voir, à travers les objets vus, celui qui voit.
Quand on le voit, on gagne la liberté.
Qui ne le voit pas est aliéné – 31
Encore une fois, ce beau document sur Dudjom et quelques uns de ses disciples (à 35'). Son attitude illustre parfaitement la conscience de l'instant présent, le laisser aller dans une conscience ouverte, sans point de référence :
Ainsi cette libre conscience dont parle le dzogchen n'est rien d'autre que la conscience simple (cin-mātra) dont parlent les traditions non-dualistes, bouddhistes ou non. Le jeune Mingyour Rinpotché le dit clairement : "Qu'est-ce que cette essence (ngo bo) du mental ? C'est une conscience sans objet". Il précise la distinction entre mental (citta) et conscience libre (cit, vidyā) : "Ce que l'on appelle le mental dépend d'un objet. S'il n'y a pas d'objet, il ne peut fonctionner. Le sujet connaissant nommé rig pa n'a pas besoin d'un objet" (A Meditator's Guide to Great Completion pp. 193-194). Une autre différence est que le mental est toujours lié à une forme d'effort, de labeur, de lutte contre une résistance. Alors que la conscience est libre de tout, y-compris d'elle-même. Elle n'est pas confinée en elle-même, comme si elle était figée à l'image d'un glaçon. Au contraire, parce qu'elle n'est pas une essence fixe, déterminée, elle est vraiment libre. Tout apparaît comme un ornement, une expression de sa liberté. Dès lors, la méditation mentale peut être distraite par un objet. Alors que la méditation qui est la nature même de la conscience ne peut pas être dérangée par un objet, externe ou interne. Si l'on est perturbé par le bruit ou l'agitation, c'est signe que la méditation est mentale, fixée sur un objet.
David Dubois La Vache Cosmique