Dans cet ouvrage, l’historien-sociologue Jean Baubérot illustre le dévoiement actuel de la notion de laïcité, qu’il nomme « nouvelle laïcité », par comparaison à la « laïcité historique » mise en place en 1905 au moment de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Si un certain nombre de ses analyses sont générales, il place néanmoins son propos dans une perspective politique cherchant à démontrer que la droite et l'extrême droite, après avoir récupéré à leur compte une valeur traditionnellement dévolue à la gauche, la trahissent sur fond de stigmatisation de l’islam.
Il propose en fin d’ouvrage les conditions permettant à un « Front républicain » élargi allant « du NPA au centre droit mal à l’aise face au « débat-débâcle » de l’UMP, de l’extrême gauche à la droite gaulliste et antixénophobe, et à la gauche », de refonder la laïcité : restaurer un débat sain, « démasquer prioritairement des dominations puissantes et permanentes », « ne pas confondre laïcité et sécularisation », « une laïcité accommodante et égalitaire pour toutes les familles de pensée ». Il reprend également à son compte la notion de « laïcité intérieure » développée par l’historien Claude Nicolet : « Nicolet précise sa pensée sur la laïcité intérieure : « En chacun sommeille, toujours prêt à s’éveiller, le petit « monarque », le petit « prêtre », le petit « important », le petit « expert » qui prétendra s’imposer aux autres et à lui-même par la contrainte, la fausse raison, ou tout simplement la paresse et la sottise ». Personne ne se trouve à l’abri de ce cléricalisme interne et l’ « esprit laïque » consiste, « par un effort difficile mais quotidien [à] essayer de s’en préserver ». Nicolet va même jusqu’à conclure : « La laïcité, tout compte fait, est un exercice spirituel ». Voir d'autres extraits du livre en fin d'article.
Nous émettrons néanmoins deux critiques. La première est qu’à aucun moment, la question des minorités spirituelles et son corollaire, la politique de lutte contre les sectes, ne sont évoquées (si ce n’est une référence non explicite au rapport de 1995). Notons également que lors du débat UMP au printemps 2011 (voir notre synthèse sur la notion de laïcité) les minorités spirituelles n’ont pas été jugées dignes d’être mentionnées dans la réflexion, aussi lamentable fut-elle ; elles sont probablement considérées par les dirigeants de ce parti comme hors champ de la « laïcité », ne méritant que l’opprobre nationale. La deuxième critique est que sans cette omission, la thèse principale du livre consistant à présenter la droite et l’extrême droite comme acteurs principaux de la falsification de la laïcité, contrastant avec une vision plus équilibrée de la gauche française (même si celle-ci peut parfois être « contaminée par le monstre doux »), serait beaucoup moins convaincante, car s’agissant de lutte contre les sectes, la gauche apparait au moins aussi anti-laïque que la droite.
Jean Baubérot étant un des rares intellectuels français à s’être mouillé sur la question des « sectes », nous n’avons pas de doutes sur ses opinions critiques vis-à-vis de la lutte antisectes menée en France. Nous imaginons aisément que la pirouette intellectuelle consistant à ne pas la mentionner lui permet de faire passer son message sur, notamment, le rapport délétère d’une certaine droite et extrême droite française à la laïcité, à l’islam et aux immigrés, propos qui sinon serait délégitimé : remettre en question le traitement de la question des « sectes » a en effet cette conséquence en France – le pays des Lumières –, une délégitimation sociale et professionnelle immédiate.
Néanmoins, est-ce qu’une thèse politique – la gauche meilleure que la droite sur la question de la laïcité et un Front républicain à même de refonder la laïcité – peut être argumentée sur la défense d’une communauté de 6 millions de personnes (une évaluation approximative de la communauté musulmane) en en oubliant 500 000 autres (la population desdites victimes de « sectes » selon la MIVILUDES) qui ont tout l’échiquier politique contre elles ? Nous ne le pensons pas. Extrême gauche, gauche, centre, droite et extrême droite sont tristement réunis dans le fiasco intellectuel que représente la politique antisectes et donc le délitement de la notion de laïcité.
Il serait utile que des intellectuels courageux se réunissent pour dénoncer publiquement la politique antisectes française, leur nombre, que nous pouvons espérer conséquent, et leur renom rendant plus improbable une délégitimation de masse.
Extraits
« La « nouvelle laïcité », on le sait, confond le plus souvent jacobinisme et laïcité et applique ce dernier terme à des limitations de liberté et de mesure de contrôle au nom d’une République absolue (du moins quand il s’agit de certains Français, considérés, de fait, comme des citoyens à part). »
« La falsification de la laïcité ne serait pas une réussite sociale et politique si elle était uniquement due au FN. Le débat de l’UMP, au printemps 2011, s’emboîte sur cette lepénisation de la laïcité. En 2009-2010, le calamiteux « débat sur l’identité nationale » s’était révélé être un fiasco pour le gouvernement. (…) Un débat est alors annoncé par le secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé. Il doit porter sur l’islam et la République. Les remous même à droite sont immédiats. Ce débat est alors rebaptisé « Débat sur la laïcité ». Le terme est à nouveau utilisé comme mot magique, à même de transformer une initiative très critiquée en initiative incontestable. »
« Depuis un quart de siècle, la conception de la laïcité se fonde sur des « affaires » médiatiquement construites. Les politiques n’interviennent, en général, que dans un second temps, en se trouvant constamment exposés face aux médias. Certains « surfent » sur ces affaires, les exploitent ; d’autres n’osent pas aller contre des émotions et des peurs liées à la représentation médiatique dominante de la réalité. »
« La « nouvelle laïcité » est d’abord une construction télé-visuelle de la laïcité : télé-visuelle et non pas télé-auditive ! Voici, en deux mots, comment les choses se passent : une jeune femme à la voix agréable vous téléphone un jour pour vous annoncer que monsieur X (un présentateur vedette dont le nom est censé vous impressionner) est en pleine préparation de sa prochaine émission, consacrée à la laïcité. Si on vous invite sur le plateau, poursuit-elle, qu’y direz-vous ? Ainsi interrompu de façon inopinée en plein travail, vous tentez de répondre du mieux possible. Trois cas de figure sont alors possibles.
Premier cas : vous déclinez l’invitation car le ton de l’émission en question vous déplaît, ou simplement parce que vous avez d’autres projets.
Deuxième cas : vous seriez prêt à participer, mais on estime que ce que vous avez annoncé n’entre pas dans le scénario bien tranché que le présentateur avait envisagé pour son émission : bien trop dialectique ! On ne vous rappelle pas.
Troisième cas : vous êtes effectivement convoqué sur le plateau. On vous avait annoncé que vous « disposeriez de temps pour vous exprimer ». Dans les faits, les invités sont plus nombreux que prévu et, pour des questions de « rythme », le débat est sans cesse interrompu : on diffuse ici et là des reportages ad hoc, on fait intervenir au téléphone parlementaires et personnalités publiques… Ces petits reportages sont, en réalité, surtout destinés à asseoir le pouvoir du journaliste vedette. Ils sont construits selon les besoins de la cause. On braque le projecteur sur un petit nombre de cas censés rendre compte d’une réalité globale. Mais, en réalité, on montre ce que l’on veut. Par d’habiles procédés de montage, on fait dire à de « vrais gens » ce que l’on a décidé de leur faire dire, les interventions qui ne cadrent pas avec le scénario préétabli étant systématiquement coupées. Au bout du compte, ces reportages ressemblent plus à de petits scénarios qu’à la réalité dont ils prétendent être le reflet.
Nous sommes bien ici en présence du « monstre doux » tel que l’a présenté Raffaele Simone : un objet construit de toutes pièces, qui brouille la distinction entre réalité et fiction, un spectacle, une « scène destinée à être regardée ». Les interactions multiples qui façonnent toute réalité sociale, l’étroite relation avec un contexte, tout cela a disparu. On a fabriqué du réel-fiction, généralement pour illustrer la « montée des intégrismes qui menacent la République. »
« Il existe aujourd’hui deux profils types de partisans déclarés de la laïcité. Le premier se situe dans l’actualisation, plus ou moins réfléchie, d’une culture laïque historique. Pour le second, l’attachement proclamé à la laïcité est en réalité proportionnel à une hostilité à l’égard de l’islam et des immigrés. C’est cette dernière représentation de la laïcité, à la fois réduite et hypertrophiée, qui, véhiculée par la culture de masse, semble s'être imposée de manière dominante.
La gauche est mal à l’aise, car elle oscille parfois elle-même entre ces deux types de représentations de la laïcité. Globalement, elle reste attachée à des éléments de la culture laïque historique, mais elle est également en partie contaminée par les structures mentales du monstre doux.
(…) Dans la conjoncture actuelle, cette situation doit être dépassée. Un large « Front républicain » peut s’opposer à ceux qui falsifient la laïcité, s’en servent comme un masque stigmatisant. »
« Aucune famille de pensée ne doit être officielle, toutes doivent bénéficier d’une liberté concrète égalitaire. La société a d’ailleurs culturellement intérêt à l’existence de multiples expressions qui relèvent d’une autre logique que celle des valeurs marchandes et de la dilution du sens. »
Compte rendu de lecture par le CICNS