Marie-France Hirigoyen, psychiatre, psychanalyste, victimologue et familière des plateaux télévisés, vient de publier un ouvrage intitulé « Abus de faiblesse et autres manipulations », éditions JC Lattès. Ce livre comprend trois parties, une première où l’auteur présente des définitions de notions complexes : le consentement, le don, la séduction, l’influence, la manipulation, l’emprise, etc., ainsi que certains textes juridiques afférents ; une deuxième partie où elle analyse le profil des victimes, avec un chapitre dédié à « l’emprise des sectes » ; une troisième partie où elle détaille la psychologie des manipulateurs et imposteurs (mythomanes, pervers narcissiques, paranoïaques, etc.).
Nous faisons quatre critiques principales de cet ouvrage concernant en particulier, mais pas seulement, le traitement de la question des « sectes ».
Un style journalistique de vulgarisation souvent inadapté
Le style du propos est journalistique, c’est-à-dire facile à lire, avec une intention évidente de simplifier et une absence de preuves dans de nombreux propos tenus, notamment sur les « sectes ». Certains sujets supportent difficilement la simplification, parce que cette simplification participe à la confusion et au simplisme ambiants. Marie-France Hirigoyen illustre ses propos par des cas réels, mais ces exemples, sur une ou deux pages (souvent moins), ne permettent pas de transcrire la complexité des interactions humaines ; ils permettent par contre souvent de transcrire subrepticement l’avis de l’auteure ou la pensée dominante.
Il est remarquable que le premier exemple donné par la psychiatre se situe dans un contexte de « secte » (p.29). Le récit commence ainsi : « Le fils de Jeanne est membre d’une secte… » et se termine par : « Jeanne s’est décidée à porter plainte pour abus de faiblesse : « J’en ai assez d’entendre des personnes qui ne connaissent pas cette situation me dire que mon fils est adulte et donc, libre de faire ce qu’il veut et de voir qui il veut. Je n’ai pas envie de « récupérer » mon fils, je veux seulement qu’il soit libre de voir qui il veut ». MF Hirigoyen n’ajoute aucun commentaire, mais ils sont subliminaux. La « secte » n’est pas décrite (le terme de « secte » n’est pas justifié), l’avis du fils n’est pas donné et la charge émotionnelle d’une mère « privée » de son fils, qui plus est dans un contexte sectaire, va forcément être transférée au lecteur. Ce type d’artifice – donner un exemple de façon apparemment neutre, alors que son exposé est complètement orienté – est, disons-le, une forme de manipulation dont on peut se demander si l’auteure est consciente, une question troublante dans un ouvrage traitant de la manipulation.
Une absence d’analyse interdisciplinaire
Une des principales lacunes de ce type de livres est son manque d’interdisciplinarité. Il n’est pas possible de parvenir à une compréhension de la notion de manipulation par une simple approche psychiatrique ou psychanalytique. Une réflexion notamment sociologique et juridique approfondie aurait été nécessaire.
Si Marie-France Hirigoyen avait sérieusement tenté d'élargir son champ d’étude (sans se contenter d’auteurs comme Jean-Claude Maes sur la question des « sectes »), elle aurait probablement compris que la notion de manipulation mentale, appliquée aux « sectes », est intimement liée à une action d’Etat menée contre des groupes particuliers (minorités spirituelles, éducatives et thérapeutiques). Elle aurait pu notamment prendre en compte les analyses du sociologue Arnaud Esquerré ou du professeur Patrice Rolland sur les tenants et aboutissants de la loi About-Picard. Au lieu de cela, la psychiatre précise : « Lorsque, dans les années 1970, des associations de défense des victimes de sectes se sont créées, elles ont dû, pour défendre d’ex-adeptes, expliquer en quoi consistait la vulnérabilité des sujets. Il leur a fallu définir ce qu’était une secte et décrire les procédés de manipulation mentale ». Que pense MF Hirigoyen, psychiatre, de la compétence de ces associations pour parvenir à ces descriptions ? Nous ne le saurons pas. Plus loin, commentant la loi About-Picard, elle précise : « Ce projet a suscité un vif émoi dans les groupes sectaires, bien sûr, mais aussi dans les communautés religieuses reconnues et chez les psychiatres, car il apparaissait comme une atteinte à la liberté de conscience et d’association. Ce délit aurait été difficile à établir, car il introduit de l’arbitraire ». MF Hirigoyen est psychiatre, qu’en pense-t-elle personnellement ? Nous ne le saurons pas non plus. Selon elle, la parade a été de remplacer le texte initial de la loi sur la manipulation mentale par le texte introduisant la notion de sujétion psychologique dans sa version finale. Une lecture de l’analyse de Maître Pérollier lui aurait permis de comprendre que les deux textes sont équivalents. L’auteure ajoute : « Il n’en reste pas moins qu’il est très difficile de prouver des pressions psychiques et des manipulations mentales, car la justice ne s’attache qu’aux faits. Elle s’appuie donc sur des expertises médicales, des preuves et des témoignages. Mais ces derniers sont forcément subjectifs, chacun envisageant différemment la notion de consentement ». Si tel est le cas, pourquoi ne pas dire clairement que la loi About-Picard est inacceptable, car manipulant des notions que personne ne maitrise, et discriminatoire, puisqu’elle vise explicitement les mouvements sectaires dans son titre ? p.187, MF Hirigoyen tente une définition de la sujétion psychologique : « La personne cède parce que son psychisme a été saturé par des pressions psychologiques. N’est-ce pas là la définition de la sujétion psychologique ? ». La pression publicitaire et marketing, parvenant à faire céder les consommateurs pour les amener à un acte d’achat inconscient, est-elle une sujétion psychologique ? Les publicitaires sont-ils de dangereux gourous ?
L’adhésion inconsciente à des codes de pensée unique, notamment sur la question des « sectes »
p.201, dans le chapitre intitulé « L’emprise des sectes » (notons que MF Hirigoyen ne s’embarrasse pas de la différence, factice certes, entre « lutte contre les dérives sectaires » et « lutte contre les sectes »), la psychiatre précise : « Paradoxalement, les termes « secte » et « manipulation mentale » n’ont toujours pas de définition juridique. Il n’existe pas d’élément objectif pour dire en quoi une secte est différente d’une religion traditionnelle ou d’un mouvement spirituel ou de pensée, et il est difficile de quantifier le préjudice psychologique qu’elle peut occasionner ». Le chapitre aurait pu avantageusement s’arrêter là devant le constat de trop de simplisme et d’amalgames sur la question des « sectes ». Mais cette apparente prise de recul, suggérant qu’elle aurait réellement réfléchi sur la question, permet en fait à MF Hirigoyen de faire une présentation, sur dix pages, des moyens de reconnaitre une « secte » que ne renierait pas la MIVILUDES ou l'UNADFI (l’auteure précise d’ailleurs : « Les sites Internet de l'UNADFI et de la MIVILUDES peuvent éclairer utilement le lecteur »). Exemple : « Les sectes jouent d’ailleurs avec les limites dans tous les domaines. Où tracer la frontière des mouvements sectaires ? La plupart agissent sous couvert d’associations qui opèrent à la limite de la légalité. Certaines se cachent derrière un masque religieux, puisque l’Etat n’établit pas de différence entre une religion et une secte se disant religieuse. D’autres, et elles sont de plus en plus nombreuses, se retranchent derrière une façade médicale, psychothérapeutique, écologique, culturelle, éthique ou même commerciale ».
p.209, MF Hirigoyen aide le lecteur à « repérer » une dérive sectaire. « Le groupe développe une idéologie alternative radicale et intolérante » : les partis politiques développant des idéologies radicales et intolérantes sont-ils des « sectes » ? « La structure du groupe est autoritaire et autocratique derrière un gourou ou une élite restreinte, héritière de son message. Les adeptes sont placés en situation de dépendance » : l'armée est une structure où la chaine de commandement est extrêmement stricte, sans discussion permise et dans laquelle un supérieur hiérarchique peut ordonner de tuer ou d’être mis en position d’être tué. L’armée utilise-t-elle la sujétion psychologique avec des soldats soumis à « un vice du consentement » ? « Le groupe propose une transformation des sujets excluant l’autonomie » : quelle autonomie les moines d’un monastère possèdent-ils ? Les monastères et les couvents sont-ils des « sectes » ? « Il [le groupe] préconise des ruptures de tous ordres. Ces procédés coupent les personnes de leur entourage familial et amical » : pendant leur retraite de trois ans, trois mois, trois jours, coupés du monde, les bouddhistes, pratiquant une religion « reconnue » par l’Etat, font-ils partie d’une « secte » ? « Il [le groupe] instrumentalise les individus au service du groupe et de ses chefs et les enferme dans une dépendance coûteuse » : en guise de réponse, citons à nouveau MF Hirigoyen, p.270 : « Le discours managérial est un exemple de ces demi-vérités et autres arrangements avec la réalité. Il se veut séducteur pour le candidat à l'embauche et pour la bonne image de l'entreprise, mais il est surtout manipulateur, cherchant à mettre les salariés sous emprise afin qu’ils obéissent docilement ». Est-ce un comportement caractéristique d’une dérive sectaire ? « Il [le groupe] exploite les inquiétudes, les peurs et développe la culpabilité » : la MIVILUDES exploitant la peur des « sectes » dans l’esprit du public depuis 10 ans, précédée par la MILS, est-elle elle-même une « secte » (à noter, dans Culture Droit n° 18 de novembre 2008, Jean-Michel Roulet, ancien président de la MIVILUDES, commente l'action de la mission : « Il faut rester vigilant. Envers les dérives sectaires, mais aussi envers nous-mêmes. Nous ne devons pas nous transformer en secte en nous érigeant en directeurs de conscience ») ? « Il [le groupe] rend problématique la perspective de quitter le groupe » : une entreprise du CAC 40, avec un taux de suicides important dus au moins en partie au harcèlement managérial, dans un contexte de pénurie du travail rendant problématique la perspective de quitter le groupe, est-elle coupable de dérive sectaire ?
L’ineptie de l’argumentation de MF Hirigoyen et son manque de lucidité sociologique sur le sujet, qui n’étonnent plus en provenance de la MIVILUDES et des associations antisectes, sont affligeantes de la part de soi-disant experts en charge de « comprendre l’humain ».
Pourquoi les « sectes » constituent-elles le seul chapitre du livre traitant de groupes de personnes dont le cas serait si particulier qu’il faudrait les traiter à part ? Aucun autre type de groupes n’a droit à un tel chapitre. MF Hirigoyen adopte sans discernement le message de la politique antisectes gouvernementale, présentant les « sectes » comme un fléau social et sous-entendant que les techniques d’emprise dans ces groupes seraient particulièrement nocives.
Comment justifie-t-elle l’utilisation de la notion de sujétion psychologique à l’encontre des « mouvements sectaires » (loi About-Picard répercutée dans tous les articles ad-hoc du code pénal), alors que cette notion est absente du délit de harcèlement moral dans les entreprises (à la réflexion duquel elle a largement participé) ou du délit de violence psychologique au sein du couple ? Cette question, essentielle en ce qu’elle conditionne aujourd’hui une justice s’éloignant du droit commun pour les « sectes », i.e. pour plus de 500 000 citoyens selon la MIVILUDES, n’est pas abordée par l’auteure.
Le sociologue américain David Bromley, analysant la notion de « lavage de cerveau » utilisée pour les « sectes » (et à l’origine de la notion française de manipulation mentale), commente : « La façon dont les termes « conversion » et « lavage de cerveau » sont utilisés pour désigner des processus d'adhésion est révélatrice. Il y a de nombreux domaines institutionnels dans l'ordre social où apparaissent un haut niveau de contrôle, une encapsulation et une transformation de l'identité, sans pour autant qu'il soit fait appel à la notion de lavage de cerveau. Ces cadres réglementaires sont considérés comme « adaptés » à l'ordre social et l'évaluation de la participation des individus se mesure sur une échelle allant de la réhabilitation jusqu'à des appréciations honorifiques ».
Cette prise de recul sur la question des « sectes » est absente du livre de MF Hirigoyen. Même dans les remarques conclusives du livre, qui nous apparaissent comme les plus convaincantes sur l’état du monde (« Le mensonge s’est tellement banalisé que des menteurs reconnus comme tels continuent à s’exprimer dans les médias, ou conservent leur mandat politique »), MF Hirigoyen ne peut s’empêcher de suggérer que les « sectes » et autres religions intégristes profitent du malheur du monde et de la perte de sens.
Une hypertrophie du modèle victime-manipulateur
MF Hirigoyen est victimologue et sa réflexion se fonde sur un modèle présentant d'un côté les victimes de manipulation et de l’autre les manipulateurs, la solution au problème étant, en partie, d’aider les victimes à mieux repérer les manipulateurs et leurs manipulations. L’ennemi est donc à l’extérieur, il faut le circonscrire.
Ce modèle est en parfaite adéquation avec la politique victimaire de l’Etat (voir le livre de Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière : « Le temps des victimes »). On peut même imaginer que le pouvoir parvienne à promouvoir et favoriser les experts validant son action et sa vision du monde.
Le livre de MF Hirigoyen commence ainsi : « Qui peut dire qu’il n’a jamais été manipulé ? Qui n’a jamais eu le sentiment que quelqu’un avait « profité » de lui, qu’on l'avait arnaqué ? ». Cette introduction est un résumé de la « réflexion » qui suit, conduisant naturellement au modèle victime-manipulateur.
Une introduction alternative aurait pu être : « Qui s’est rendu compte que sa demande d’amour et ses peurs l’avaient conduit à se laisser manipuler ? Qui n’a jamais eu le sentiment que sa demande de reconnaissance avait créé une situation où il s’était laissé abuser ou arnaquer ? ». Cette introduction aurait ouvert de nouvelles perspectives, puisqu’elle responsabilise l’individu qui auparavant se disait victime. Certes, des personnes essaient d’en manipuler d’autres, mais dans la plupart des cas, n’est-ce pas aussi parce que les propres demandes (et manipulations) des secondes sont inconscientes qu’elles laissent le champ libre aux premières ?
MF Hirigoyen affirme p.54 : « L’efficacité d’une manipulation dépend moins de la prédisposition de la personnes ciblée que de l’habileté du manipulateur ». Elle réitère dans la même veine p.152 : « Nous l’avons vu, c’est l’habileté du manipulateur qui compte, bien plus que la personnalité de la personne ciblée », puis à nouveau p.213. Quelle preuve la victimologue apporte-t-elle pour affirmer que le succès d’une manipulation est plus le fait de l’habileté du manipulateur que de l’inconscience des propres attentes ou des peurs de la victime ? Aucune. Mais ce modèle permet de pointer du doigt les manipulateurs, de conforter le statut de victime et le métier de victimologue, d’aller dans le sens de la politique victimaire de l’Etat, tout en s’affranchissant de toute réflexion véritable sur les victimes.
Une alternative qui nous parait fondamentale est, au contraire, de mettre en avant la « connaissance de soi » comme parade à la manipulation (subie ou effectuée). Si une personne a une conscience claire de sa demande d’amour, de reconnaissance, de ses peurs, de ses attentes, il est probable qu’elle en sera moins le jouet pour elle-même et moins le jouet pour d’autres. Il ne s’agit pas, comme le propose MF Hirigoyen, de faire un profil psychologique de la victime, mais bien de proposer une expérience directe de ses propres pulsions et ressentis. Ce modèle alternatif fait bien entendu une place prépondérante à une « nouvelle éducation » qui mettrait au centre de son action, dès l’enfance, la connaissance de soi, alors que le système éducatif aujourd’hui est réduit à l’instruction (voir par exemple les expériences éducatives alternatives, conduites notamment au sein de groupes qui, bien entendu, sont automatiquement qualifiés de « sectes »). L’éducation devient alors l’antidote à la manipulation et non la thérapie après coup. Il n’est pas dit que toute thérapie à destination de victimes ou de manipulateurs soit inutile, mais on peut imaginer qu'un système éducatif mettant le développement de la personne humaine au centre réduirait considérablement le nombre de futurs manipulateurs et le nombre de victimes de ces manipulations.
Cette réflexion alternative est absente de l’ouvrage de MF Hirigoyen. Au mieux suggère-t-elle, p.280, d’ouvrir « les yeux pour ne pas tomber dans les pièges qui nous sont tendus, éduquons nos enfants et faisons en sorte de dénoncer le plus objectivement possible les agissements abusifs, en nous gardant d’accuser de façon arbitraire telle personne ou tel groupe de personnes » ; minorités spirituelles, éducatives et thérapeutiques, expérimentant des choix de vie alternatifs et qualifiées de « sectes », incluses ?
Notre avis synthétique
Si l’on s’en tient à la question des « sectes », le livre de MF Hirigoyen appartient à la catégorie « psychologie pour les nuls », de même qu’il y a « la cuisine pour les nuls » ou « le jardinage pour les nuls » ; mais contrairement à ces deux domaines qui n’engagent pas des jugements potentiels hâtifs sur des personnes, le livre en question émet des contre-vérités et s’inscrit dans l’accès de paresse intellectuelle accablant l’intelligentsia française sur la question des « sectes ». On peut s’interroger sur la pertinence de ce type d’ouvrages sur un sujet aussi sensible. En revanche, c’est un livre idéal pour se faire inviter sur les plateaux de télévision.
Marie-France Hirigoyen, « Abus de faiblesse et autres manipulations », éditions JC Lattès, 2012