Bhaktapur, noël 2008Il y a des gouffres invisibles. Notamment entre les universitaires
et... les universitaires. Et donc, par voie de conséquence, avec le grand
public, voire avec les vulgarisateurs.
Prenez l'idée selon laquelle il y aurait d'un côté le "shivaïsme du
Cachemire", au Nord donc, et de l'autre, le "Shaiva Siddhânta",
tamoulisant, au Sud . On la trouve répétée dans tous les ouvrages sur le
shivaïsme depuis un demi-siècle (un exemple sur wikipédia).
Le problème, c'est que les traditions d'Abhinavagupta n'étaient pas les seules
traditions shivaïtes au Cachemire Xe siècle. En fait, la principale école
shivaïte en termes de placement social était le Shaiva Siddhânta ! Cette école
était répandue dans toute l'aire de la civilisation indienne à son apogée vers
le Xe siècle, c'est-à-dire depuis l'Afghanistan jusqu'aux plages de la
Papouasie. Puis, à cause des razzias islamiques du XIIe siècle, le bouddhisme
tantrique disparaît, ainsi que le shivaisme du Shaiva Siddhânta. Une partie
cependant a survécu dans le Sud de l'Inde. Mais les textes n'y sont plus
transmis. Un certain mouvement dévotionnel tamoul en profita pour réécrire des
tantras portants les noms des tantras anciens, mais avec des contenus nouveaux.
Une autre tradition shivaïte du Sud qui naît vers le XIIe, le Vîrashaivisme,
fît de même. Les Vîrashaivas ont un canon de 28 tantras, mais les contenus sont
complètement différents des 28 tantras d'avant le XIIe siècle.
De plus, des textes en langues locales apparaissent (tamoul, kannada). A partir
du XIXe siècle se développe le nationalisme tamoul, particulièrement virulent.
Apparait alors le "Shaiva Siddhanta tamoul", entité qui qui perdure
dans l'esprit de certains, mêmes savants, avec son folklore du "continent
lémurien", son Tirumantiram remontant soit-disant au Ve
siècle, et autres fariboles colportées par les adeptes du dravidianisme (dont
j'ai été durant ma jeunesse). Comme le mot "tantra" sonnait mal
désormais, on lui préféra le nom d'âgamas. Voilà pourquoi on parle aujourd'hui
encore des "âgamas du Sud", alors que les termes tantra et âgama
étaient autrefois utilisés sans distinction. C'est que ce Shaiva Siddhânta
tamoul est très influencé par la contre-réforme brahmaniste en même temps que
par ce nationalisme féroce qui fît couler tant de sang en Inde et au Shrî
Lanka. Enfin, ce Shaiva Siddhanta-bis s'intéresse surtout au culte publique des
temples, alors que le Shaiva Siddhânta ancien est un culte privé réservé aux
initiés.
Quant aux traditions d'Abhinavagupta, elles ne sont pas exclusivement
"cachemiriennes". Le maître principal d'Abhinava était du Penjâb, et
son maître était "du Sud", apprend-on en lisant Abhinava lui-même. Le
Trika était répandu dans toute l'Inde. De même, la tradition Krama était sans
doute du Sud à l'origine. Le professeur Sanderson a apporté des indices
intéressants à cet égard dans son dernier article. Il montre que les mantras
ésotériques du Krama sont de langues dravidiennes (du Sud donc).
Enfin la tradition philosophique d'Abhinava, la Pratyabhijna, est certes née au
Cachemire, mais elle s'est répandue au Sud, à Maduraï, en Andhra et au Kerala,
dans les bibliothèques duquel on retrouve des manuscrits de la Pratyabhijna qui
ont été perdus au Cachemire.
PS : Dans la même veine, je découvre ces propos de Jean-Marc Vivenza
dans son dernier livre Tout
est conscience : Une voie d'éveil bouddhiste :
"Les germes contenus dans le savoir des docteurs Yogâcâra, génèreront une
féconde postérité de par l’écho qu’ils recevront au sein des diverses branches
du Mahâyâna, et iront même jusqu’à pénétrer la
métaphysique du Trika, courant védantique fondé sur la théorie
de la reconnaissance (Pratyabhijnâ) de ce qui est
nécessaire à la délivrance, plus connu sous le nom de Shivaïsme du Cachemire,
dont le célèbre représentant n’est autre qu’Abhinavagupta, dont on sait qu’il
se distinguera en se faisant l’ardent défenseur, au Xe siècle en Inde du Nord,
du monisme radical."
Il y a là plusieurs erreurs graves.
Le Trika n'est pas une métaphysique. Il est d'abord une tradition initiatique
fondée sur une liturgie, révélée dans des textes précis. Si métaphysique il y a
dans le Trika, c'est Abhinavagupta qui la développe ensuite sur la base de la
philosophie de la Pratyabhijna, fondée par Somânanda et Utpaladeva.
Il n'y a pas d'influence bouddhique dans les tantras du Trika. En revanche, on
constate un emploi de certains termes-clefs du Yogâcâra dans les tantras du
Krama qui, lui, est en effet idéaliste.
Enfin, il est parfaitement inexact d'affirmer que le Trika est un"courant
védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ)".
Car premièrement le Trika n'est pas fondé sur la philosophie de la
Pratyabhijna. Le Trika est fondé sur des tantras, pas sur un texte
philosophique. De plus, le Trika existait avant la Pratyabhijna, c'est-à-dire
avant Somânanda, qui vécut vers la fin du IXe siècle.
Deuxièmement, le Trika n'est pas un "courant védantique". Le Vedânta,
les Upanishads, les Brahmasûtra et leurs commentaires n'y tiennent absolument
aucune place.
Quant à la philosophie de la Pratyabhijna, elle n'a rien de Védantique.
Certains courants védantiques sont mentionnés (Mandana Mishra) dans Les
Stances pour la reconnaissance, mais pour être clairement distingués de la
Pratyabhijna, puis réfutés en quelques lignes et sans ménagement ! Voir Les
Stances pour la reconnaissance, II, 4, 20.
De plus, la Pratyabhijna n'est pas un "monisme". Elle enseigne
l'absence de contradiction entre la conscience de la différence et celle de
l'identité à travers la notion de Fond (bhitti). De sorte que dualité et unité
y sont réconciliées dans une "suprême non-dualité" (paramâdvaita). A
ce sujet, voir Les Stances II, 3, 14.
Enfin, la Reconnaissance n'est pas "la reconnaissance de ce qui est
nécessaire à la délivrance", mais la reconnaissance de soi comme étant le
Seigneur (svâtmani îshvarasya pratyabhijnânam).
Bref, il est temps de mettre à jours nos connaissances sur le "shivaïsme
du Cachemire" et sur la philosophie de la Pratyabhijna. Mais il n'y a pas
de quoi être optimiste, quand on voit que "trika" est devenu une
marque déposée, avec sa page sur Facebook, vantant (vendant) des "stages
de méditation Trika"...