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Pourquoi avons-nous tellement envie d'établir une vraie relation avec un autre être humain? (1ère partie)

Blog de : fabrice

Ce que j’aimerais, c’est avoir quelqu’un avec qui, à l’occasion, je pourrais sourire

Tout être humain connaît l’aspiration à vivre une véritable rencontre. Dans une lettre, le philosophe Ludwig Wittgenstein l’exprime de manière toute simple : « Je n’ai personne ici avec qui je puisse parler. Excellente chose dans un sens, mais dans une autre mauvaise. Il serait vraiment bon, de temps en temps, de pouvoir parler à quelqu’un sur un ton d’amitié. Ce ne sont pas les conversations qui me manquent. Ce que j’aimerais, c’est avoir quelqu’un avec qui, à l’occasion, je pourrais sourire. »

Je trouve ces remarques poignantes de vérité. Car elles montrent que le cœur de la véritable rencontre, n’est pas lié au premier chef à la qualité de la conversation ou aux informations échangées mais à autre chose de plus impalpable et pourtant d’essentiel : « parler à quelqu’un sur un ton d’amitié », « pouvoir sourire ».
 Nous pourrions tout avoir, avoir tout réussi, mais si nous font défaut ces petits moments, nous savons, au fond de nous, qu’il nous manque l’essentiel.

Notre cœur a besoin de chaleur, d'aimer et d'être aimé, qu’une rencontre réelle ait lieu. Evoquant sa relation avec un collègue d'université, Wittgenstein écrit : « J’aime bien Moore, et j’ai beaucoup de respect pour lui. Mais c’est tout. Ce sentiment ne me fait pas chaud au cœur (ou fort peu), car ce qui réchauffe le cœur c’est la tendresse humaine ; et, […] Moore ignore cette forme de tendresse. »

Dans la plupart des livres et des discussions sur l'amour et sur la relation, il est fait l’impasse sur ce socle pourtant indispensable : cette aspiration à une authentique rencontre. Sont évoquées des directions toutes différentes : comment va-t-on s’y prendre pour nouer des relations, s’organiser au mieux, utiliser les outils les plus efficaces pour obtenir ce que nous voulons…Mais toutes ces stratégies et techniques nous empêchent en réalité de nous ouvrir pour de bon et en ce sens, elles nous égarent. Nos raisonnements même nous perdent souvent car ils oublient cette dimension qui permet à deux êtres de se rencontrer.

Le texte de Wittgenstein ne dit pas seulement une expérience réelle que chacun de nous fait, mais il nous indique aussi un pas décisif à accomplir : reconnaître la vulnérabilité de notre propre cœur qui souffre d’être isolé et cherche un lien réel. Faute d’avoir cette honnêteté, aucun chemin ne peut s’ouvrir. Nous restons dans le semblant.

L’intimité oubliée et l’espace d’une réelle rencontre

Reconnaître notre vulnérabilité, c’est donner droit à la dimension de l’intimité.
Mais qu’est-ce que l’intimité?  
L’intimité est une sorte de présence chaleureuse où je suis tout entier, dans la candeur et la nudité la plus entière, en lien avec tout ce qui est, l’autre comme la lune et le soleil, le ciel et la terre. Je suis alors ouvert sans aucun calcul.
Etrangement, l’intimité ne dépend pas des circonstances. Je peux l’éprouver avec un être qui m’est cher, alors qu’il est en train de me parler des problèmes que pose sa déclaration fiscale ou pendant que nous pelons ensemble des pommes de terre. En réalité, peu importe les circonstances : quand l’intimité se déploie, nous ne sommes plus séparés.
Et en ce sens, l’important n’est pas uniquement l’amitié au sens le plus haut, mais aussi tous ces moments teintés de cette atmosphère confiante et chaleureuse. Et en effet, une rencontre réelle peut avoir lieu avec quelqu’un que je ne reverrai jamais plus.
 
Malheureusement, cette expérience est souvent manquée.
Notre temps est terrorisé à l'idée de l'intimité qu’il considère comme une perte d'indépendance, une forme de vulnérabilité, une menace même. Moore ne peut pas l’accueillir et tant de gens, comme lui, la repoussent dans les marges de leur existence ! Ils sont pris par une force qui le plus souvent les dépasse. Ils ne voient pas comment faire pour ne pas garder le contrôle (ou croire le garder). Ils ne veulent pas se découvrir. Ils se mettent à l’abri derrière un masque, un rôle, une fonction, une image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes et qui finit, contre leur propre désir, par les ensevelir. Ils gardent leur distance, sans trop savoir comment faire autrement.
Autrement dit, si nous disons vouloir la chaleur de l’amitié, en revanche nous ne sommes pas du tout décidés à lui donner place. Nous travaillons à l’empêcher. Notre existence se passe même, la plupart du temps, dans une bataille, souvent non consciente, contre elle.
Cela se manifeste par deux attitudes de fond.
Nous sommes pris dans une sorte de course chronique. Nous agissons, sans savoir si ce que nous faisons, nous voulons vraiment le faire, si notre action est véritablement juste. Nous voulons sentir que nous sommes en mouvement, que "les choses bougent" comme « on dit », qu’il se passe quelque chose. Ce rythme effréné nous rassure certes, mais nous accable aussi. Nous faisons ce qu’il y a à faire, par devoir, par nécessité ou pour nous rassurer, favorisant la grande comédie sociale, mais nous ne rencontrons rien, ne touchons rien, n’embrassons rien. Nous sommes tout autant à distance de nous que des êtres, des choses et du monde. Nous ne prenons pas le temps et le risque d’une rencontre réelle, de baisser notre garde, de nous arrêter.
Ou, d’une toute autre façon, nous choisissons de vivre dans notre bulle, à l’écart des choses et des réalités — flottant à la surface. Nous espérons être ainsi à l’abri des difficultés, des demandes et des trahisons, mais nous ne faisons que nous envaser dans les marécages du moi-moi-même-et-encore-moi. La grande illusion est de croire que l’intimité se déploie si je m'écoute, si je me « branche sur mon ressenti ». Ce narcissisme n’a rien à voir avec l’intimité, qui est primordialement un rapport réel. La méditation est souvent confondue et présentée comme une telle introversion. C’est un contresens, car méditer ne consiste pas à se regarder le nombril, à se centrer sur soi-même, mais à apprendre à s’ouvrir pour de bon, réellement.
Ni l’extraversion ni l’introversion ne peuvent nous donner accès à la véritable intimité qui est accueil et écoute, ouverture et respect.

Les experts en intimité dans un parking

La grande difficulté est que l’intimité ne se force pas, ne s’impose pas, ne s’achète pas. Elle est même profondément inutile.
Elle se donne à celui qui est sans projet, et à lui seul.
Aussi, elle n’est présente que pour autant que je renonce à la contrôler!
Si je parle à quelqu’un dans le but d’obtenir quelque chose, je ne suis pas entièrement là avec lui. C’est si, et seulement si je peux être avec quelqu’un pour rien, sans « agenda », que je donne la possibilité à l’intimité de se déployer.
Il me faut donc mourir à une certaine idée de moi moi-même, si je veux lui donner droit — et être ainsi comme le phénix, l’oiseau de la lumière qui brûle et renait de ses cendres. En un sens très profond, aimer implique cet abandon où je me consume pour mieux m’ouvrir à neuf. Tel est ce que Rilke nomme la pauvreté, je n’ai plus rien sauf « une lumière au fond du cœur » et qui est cette disponibilité à laquelle je consens et que je ne peux pas manipuler.
Etrange paradoxe : je ne peux pas décider d’être ouvert, d’aimer, et que soit fait place à l’intimité.
L'intimité ne peut venir que par surprise, comme une sorte de cadeau ou de grâce — même si un tel présent demande de notre part de lui ménager place, ce qui n’est pas un mince travail!
Il ne faut donc surtout pas confondre ce travail d’attention et d’ouverture, ce travail de désobstruction, d’abandon, avec cette stratégie des experts en intimité : ils vous touchent le bras, sont très souriants mais pour qu’aucune rencontre réelle n’ait lieu. Ils déploient des stratégies, pour ne pas prendre le risque décisif.
Il vaut bien mieux, en vérité, avoir une relation purement professionnelle et polie que prétendre être dans un rapport d'intimité faux.
Aucune méthode ne pourra nous permettre d’apprendre la relation. Ceux qui prétendent le contraire nous trompent.
Il y a bien deux façons de manquer une rencontre : la refuser en s’en détournant (parce qu’on n’a pas le temps, pas la disponibilité, parce qu’on a pas envie de sortir de soi-même) ou la jouer et en jouer. Aucune des deux n’est préférable.
 
Pour que l’intimité se manifeste, il faut une terre qui l’accueille.
Si vous posez une graine sur un parking, il y a peu de chance qu’une plante pousse! Même s’il peut y avoir des surprises, car il est impossible d’empêcher une fois pour toute l'intimité de survenir. Parce que tout être humain n'aspire, au fond de son cœur, qu'à cela et parce qu’il y a des moments où nos efforts pour nous barricader faiblissent — il arrive à des fleurs de pousser sur le béton le plus dur, il arrive que les cœurs de pierre soient touchés, que la sauvagerie soit apaisée.
Il est cependant préférable de lui donner droit. Et cela implique de baisser sa garde, d’accepter l’élément d’aventure que contient chaque moment que nous vivons, de sortir du cadre de ses raisonnements, de ses valeurs et de ses croyances.

... à suivre.

Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation